Fin octobre 2017, on apprenait dans le journal Les Échos que l’application mobile Strava était en discussion avec la Ville de Paris pour l’aider à gérer ses infrastructures. Quel rapport entre l’aménagement du territoire urbain et une appli qui, sur son site internet, se définit comme «n°1 pour les coureurs et les cyclistes»? Les données liées aux comptes des accros de cette app. Car la visualisation des trajets ne sert pas seulement à faire d’amusants GPS drawings. Elle peut aussi, comme l’expliquait Grégory Vermersch –à l’époque représentant de Strava en France (et aujourd’hui de France et d’Espagne)– aux Échos, «permettre de détecter d’éventuels problèmes ou d’assurer un suivi après l’installation d’une nouvelle infrastructure».
Strava Metro Cities
En ce mois d’avril 2019, Paris ne nous a pas confié si les discussions avec le réseau social avaient abouti. Ni confirmé qu’un partenariat avait effectivement été engagé, par exemple pour évaluer l’impact du Plan Vélo 2020. Mais le service Strava Metro a déjà intéressé une centaine de collectivités, parmi lesquelles Brisbane, Glasgow, Londres, Reykjavik, Seattle, Stockholm, Sydney et Oslo. Ainsi, 160 millions de personnes vivent aujourd’hui dans une «Strava Metro City», c’est-à-dire une «ville Strava Metro», selon les termes employés par Strava.
Que ce service apporte des informations susceptibles d'enthousiasmer toute personne intéressée par l’aménagement du territoire n'en fait pas un outil de planification urbaine irréprochable. «Strava n’a pas pour vocation première de favoriser l’usage du vélo en ville», accentue Patricia Lejoux, chercheuse en aménagement et urbanisme au laboratoire «Aménagement, Économie, Transports».
Un bon retour sur investissement
L'entreprise elle-même en convient. Son cofondateur, Michael Horvath, déclarait en 2016 au Guardian que Strava n’avait rien de philanthropique: en fournissant un outil d’analyse de l’impact des politiques cyclables, l’idée est, à terme, d’encourager les citadins à enfourcher leur vélo, au moyen d’infrastructures efficientes… et à télécharger l’application. «Un bon retour sur investissement pour [leurs] actionnaires.»
Reste que Michael Horvath présente ce service comme une aide considérable à la promotion de ce mode de déplacement: «Nous ne sommes pas des urbanistes. Mais nous nous sommes très vite rendu compte que ces personnes n’ont pas beaucoup de données sur lesquelles travailler.» Un constat que font également des universitaires exalté.es.
«Des études antérieures examinant la configuration spatiale des modes de déplacement actifs (la marche et le vélo) sont limitées par l’absence de données spatiales précises», écrivait ainsi en 2017 un chercheur de l’université de Glasgow travaillant à l’Urban Big Data Centre, parmi les premiers partenaires de Strava Metro. «Les programmes de mobilité intelligente par le vélo sont souvent entravés par le manque d’information au sujet des trajets cyclistes et de leurs évolutions», rédigeaient en 2016 des chercheurs de l’université de Johannesburg.
Dans les enquêtes traditionnelles, on connaît l’origine et la destination, mais pas le trajet.
En France, il existe des enquêtes sur lesquelles s’appuyer pour développer une politique cycliste, nous liste la spécialiste des questions de mobilité et de transport Patricia Lejoux. Les villes peuvent d’abord se reposer sur l’enquête nationale sur la mobilité des personnes. Premier bémol: elle est réalisée, comme son nom l’indique, à l’échelle nationale. «On ne peut pas descendre à une échelle fine du point de vue spatial.» Et elle est conduite environ tous les dix ans –la dernière date de 2008. On attend donc les résultats de la vague 2018-2019, en cours de réalisation.
La deuxième source principale de données est issue du recensement de la population de l’Insee, au cours duquel sont posées des questions sur les déplacements domicile-travail. Une troisième source est constituée des enquêtes ménages déplacements (EMD), établies par le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) à la demande des villes mais elles aussi espacées dans le temps, suivant les moyens engagés par les collectivités.
On ne peut nier que les données agrégées par Strava Metro aient alors de l’intérêt et puissent compléter les sources déjà existantes. «Dans les enquêtes traditionnelles, on connaît l’origine et la destination, mais pas le trajet», signale ainsi la spécialiste de la mobilité Patricia Lejoux. Sans compter que, dans le cas des EMD, les personnes sondées ne parlent que des déplacements effectués la veille. «C’est une photo sur un jour. On ne sait pas s’ils utiliseront le vélo le lendemain.»
Alors qu’avec Strava «on peut voir l'évolution des flux selon les heures de la journée, les trajets et zones les plus fréquentées, les intersections où le temps d’attente est le plus long», indiquait aux Échos Michael Horvath. Mieux que les comptages des passages à vélo, souvent onéreux et circonscrits aux axes de circulation les plus empruntés. «Strava Metro propose des données relativement bon marché», pointait un article de ZDNet.fr qui révélait que l’Oregon avait déboursé 20.000 dollars (un peu plus de 17.000 euros) pour leur utilisation. «Voir les flux peut être un progrès par rapport aux enquêtes actuelles», reconnaît la chercheuse.
Des villes pour athlètes
Pour autant, il ne faudrait pas en faire la base unique de l’élaboration des plans et des aménagements urbains. Ne serait-ce que parce que les personnes qui utilisent Strava sont des «athlètes» –Strava l’affirme même haut et fort, son appli mobile et son site web sont «conçus par des athlètes, pour des athlètes».
À Johannesburg, sur les 84.297 trajets effectués à vélo pendant l’année 2014, seulement 16.844, soit 20%, concernaient les trajets domicile-travail. Dans les colonnes du Guardian, le directeur technique de Strava laissait entendre que le comportement desdits athlètes était représentatif de l’ensemble des déplacements à deux roues en ville: «Lorsque les cyclistes [qui utilisent Strava] sont en centre-ville urbain, ils optimisent leurs déplacements comme tout le monde. Ils ne cherchent pas à faire la course à travers la ville, ils essaient juste d’arriver en un seul morceau.»
Pas faux. Mais à nuancer en se rappelant les accidents provoqués par certains adeptes de Strava qui voulaient récupérer un segment de route afin de gagner le titre King of the Mountain.
En outre, les accros à Strava ont des stratégies identitaires: ces personnes peuvent ne pas activer l’app lors des trajets utilitaires afin de ne pas fausser leurs stats et rester ainsi les plus performantes possible aux yeux de leurs ami.es sur le réseau. Une bonne partie des déplacements quotidiens domicile-travail des cyclistes qui se servent de Strava ne sont donc pas comptabilisés.
Tout le monde n’utilise pas Strava: les adolescents, les personnes âgées qui font du vélo, on ne les verra pas forcément alors qu’ils auront peut-être des usages différents.
On ne s'étonnera dès lors pas qu'à Glasgow en 2015 le nombre moyen de trajets par cycliste soit de vingt et un et que les cyclistes répertorié.es aient choisi majoritairement les espaces verts et le long de la Clyde pour aller pédaler; quant à la durée moyenne du trajet, elle était de 81 minutes et la distance moyenne parcourue de 24 kilomètres. Rien à voir avec le trajet type des déplacements domicile-travail en 2013 en France: 17 minutes porte-à-porte pour 2,6 kilomètres. Ce n’est donc apparemment pas avec Strava que l’on obtiendra des données fines sur les itinéraires vélo-boulot-dodo.
Sans compter que cet échantillon comporte encore des biais. À Glasgow, 87% des personnes qui pédalent avec Strava étaient des hommes (11.212, contre seulement 1.698 femmes). Tandis que, selon l’enquête nationale sur la mobilité des personnes de 2008, en France, «sur 100 déplacements à vélo, 62 sont effectués par des hommes». Pas tout à fait le même ratio. Idem pour l’âge. Certes, les jeunes sont surreprésenté.es: les chiffres obtenus par l'appli dans la ville écossaise sont proches de ceux récoltés pour les déplacements à vélo au cours de l'année 2008 en France. Mais, alors que les hommes de 65 à 74 ans sont des adeptes du vélo (5% de leurs déplacements locaux en semaine), seuls 0,65% des hommes de plus de 64 ans avaient utilisé Strava à Glasgow.
Comme le résume Patricia Lejoux, «tout le monde n’utilise pas Strava: les adolescents, les personnes âgées qui font du vélo, on ne les verra pas forcément alors qu’ils auront peut-être des usages différents» –en 2008, les personnes retraitées constituaient 15% des cyclistes en France. Et quid des individus qui se déplacent à vélo électrique? Ou qui embarquent leurs enfants dans un vélo-cargo pour aller à l’école? Quand ils ne s'en servent pas pour faire leurs courses...
Et la psychologie dans tout ça?
Même si les données recueillies par Strava étaient parfaitement représentatives (et que les collectivités locales avaient les moyens humains et techniques pour les analyser), elles ne pourraient à elles seules permettre de redessiner une ville verte aux transports doux.
«Il y a un côté magique à pouvoir capter les flux. Mais il faut être conscient de ce qui nous échappe quand on les regarde. Si l’on veut favoriser les usages du vélo, il faut également connaître les usages des autres modes de transport», souligne la chercheuse en aménagement du territoire. «Par exemple, si l’on voit que les gens utilisent la voiture pour de courts trajets directs, il y a un potentiel de report modal sur le vélo.»
En outre, ajoute-t-elle, «c’est une vision très technique des effets des infrastructures sur les changements de comportement de mobilité». Strava sous-entend que, du moment qu’on aménage des infrastructures, le reste suivra. Comme si tout le monde allait enfourcher son vélo parce qu’il y avait des pistes cyclables.
Certes, «du fait des contraintes plus fortes sur la circulation et le stationnement des voitures, d’un maillage fin, d’une grande continuité du réseau cyclable et d’une plus grande proximité des services et des équipements, le vélo est davantage pratiqué dans les centres-villes des grandes agglomérations», précise le Cerema.
Mais les infrastructures ne font pas tout. «Cela dépend de facteurs qui dépassent les infrastructures matérielles: ce n’est pas que ça qui va faire que vous allez quitter votre voiture et prendre le vélo», tempère la spécialiste de la mobilité urbaine. Comme l’ont souligné les travaux de la sociologue Stéphanie Vincent, il faut déjà avoir des dispositions négatives vis-à-vis de la voiture (en avoir marre des bouchons, du temps passé à se garer, du prix de l’essence, etc.) et des dispositions favorables vis-à-vis du vélo (un goût partagé par la grande majorité de la population française, dont 92% adhèrent à l’affirmation «le vélo en ville, c’est l’avenir», d’après le Cerema. Et dont les 14,2% qui ne font jamais de vélo le jugent «écologique», là où 9,7% le qualifie de «sportif» et 8,8% de «pratique»).
Ce n’est pas tout. Encore faut-il que des contraintes ou des opportunités nouvelles surgissent: se mettre en couple, accueillir un enfant, changer de travail, déménager dans un immeuble avec local à vélos, bénéficier de l’aménagement d’une station de vélos en libre-service en bas de chez soi, subir une panne de voiture ou une grève de transport: certains événements de vie conduisent à repenser ses trajectoires et modes de déplacement.
Autant d'occasions pour entrer dans un cercle vertueux: en 2010, les personnes qui ne roulent pas à vélo étaient 13,4% à user du terme «dangereux» pour le qualifier (contre 8,1% de celles qui pédalent régulièrement). Ce qui ne les empêche pas de le trouver «sensoriel», signale Patricia Lejoux. Des données qualitatives qui échappent à l’agrégation de données Strava.
C’est donc aussi en jouant sur l’image de la bicyclette et en encourageant son usage, via des aides financières pour les équipements contre la pluie, des vestiaires en entreprise ou des garages sécurisés et en pensant aux individus qui souhaitent combiner vélo (pliable ou non) avec les transports en commun, que l’on pourra inventer une ville accueillante pour l'ensemble des cyclistes, du dimanche et de semaine.