Un like, un commentaire, une playlist: autant de micro-tâches qui font la fortunes des plateformes gratuites que nous fréquentons. | Bonnie Kittle via Unsplash
Un like, un commentaire, une playlist: autant de micro-tâches qui font la fortunes des plateformes gratuites que nous fréquentons. | Bonnie Kittle via Unsplash

Travaillons-nous gratuitement pour les géants du Web?

«Si c'est gratuit, c'est toi le produit»: quelques démonstrations pratiques du fameux adage.

Difficile de faire titre plus explicite: Digital Labour and Karl Marx. Paru en 2014, l'ouvrage de Christian Fuchs, sociologue autrichien et théoricien du digital labor (travail numérique), témoigne d'un tournant majeur dans les théories portant sur les médias numériques, en particulier sur le web.

Alors qu'internet était perçu comme un espace virtuel avant-gardiste, subversif et de coopération libre et désintéressée entre internautes émancipé.es des structures et circuits capitalistes, la thèse de Fuchs inverse diamétralement la conception de la toile.

De fait, chaque clic, chaque “j'aime” ou commentaire lapidaire, chaque recommandation est insérée dans des processus de production spécifiques.
Antonio Casilli, sociologue et enseignant-chercheur à Télécom ParisTech

Pour le sociologue autrichien et les personnes qui théorisent le digital labor, avec le développement des géants du web les personnes qui utilisent internet seraient devenues des indivdus qui se contentent de consommer (passivement) et qui travaillent, bénévoles malgré eux, au profit des différentes plateformes numériques dont ils pensent bénéficier gratuitement. En somme, le web serait devenu l'espace virtuel par excellence de l'exploitation et de l'aliénation des internautes.

Exploitation et aliénation: la vision travailliste

Un espace d'exploitation d'abord puisque, selon les personnes qui pensent le travail numérique, la plupart des activités des internautes sur les plateformes numériques sont assimilables à un travail qui crée de la valeur. Celle-ci serait ensuite captée et monétisée par ces plateformes. Les démarches y compris les plus banales et les plus anecdotiques que chaque internaute effectue spontanément génèrent du profit: liker des photos, noter ou commenter un article, créer des playlists, etc.

Comment ces activités créent-elles de la valeur et par quels procédés les plateformes numériques parviennent-elles à les monétiser? «De fait, chaque clic, chaque “j'aime” ou commentaire lapidaire, chaque recommandation est insérée dans des processus de production spécifiques»; ils sont ensuite «recomposés algorithmiquement pour produire des services spécifiques: des bases de données structurées, des corpus de contenus, etc.», défend Antonio Casilli, sociologue et enseignant-chercheur à Télécom ParisTech, dans un dialogue avec Dominique Cardon, sociologue et directeur du Médialab de Sciences Po, publié dans l'opuscule Qu'est-ce que le Digital Labor?

Outre la récupération du fruit de ces activités par les plateformes numériques pour perfectionner leurs algorithmes, Casilli ajoute, en guise d'exemple du travail gratuit des internautes, le cas des reCAPTCHAs de Google. ReCAPTCHA est un système fondé sur la reconnaissance d'images et/ou sur le déchiffrage de lettres déformées pour s'assurer de l'identité humaine.

Or, «sans le savoir, toute personne se prêtant à la tâche contribue de fait à la numérisation de textes du service propriétaire Google Books», observe le sociologue. Et de renchérir: «Plus récemment d'autres modalités “d'authentification par digital labor dissimulé” ont été introduites: reconnaître des numéros de rue pour améliorer Google Street View, apparier des images ou “taguer” des contenus pour calibrer les algorithmes de vision numérique qui permettent à Google de faire de la reconnaissance faciale, de la reconnaissance d'objets ou de la détection de mouvements

Ces divers exemples aident à mieux saisir les raisons pour lesquelles les têtes pensantes du travail numérique invoquent les notions d'exploitation et d'aliénation: l'internaute travaille à son insu pour les grandes plateformes, qui récupèrent le fruit de son labeur pour faire des profits, parfois astronomiques –le chiffre d'affaires mondial des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) a atteint 469 milliards de dollars en 2016, soit à peu près le PIB de la Belgique.

La vision hédoniste

Si pertinente que soit l'approche proposée par les personnes qui conceptualisent le travail numérique, force est de constater qu'elle se heurte souvent aux contestations de plusieurs sociologues du numérique. Dominique Cardon en fait partie.

Remettant en question la méthodologie et la structure même des nouveaux discours sur le web, il observe que «les discours intellectuels relatifs à internet sont ainsi passés d'une “critique interne” à une “critique externe”.» Cardon fait référence aux premières personnes qui théorisaient un internet encore balbutiant –celles qui, au début des années 2000, concevaient la toile comme un média alternatif et avant-gardiste, qui faisaient partie intégrante de la communauté active des internautes et dont les récits et discours sur le web émanaient de leur expérience personnelle.

Le discours théorique ne parle plus avec les internautes, mais au-dessus d'eux.
Dominique Cardon, sociologue

Dominique Cardon situe l'émergence d'une vision pessimiste du web au début des années 2010. Avec la massification des usages, le développement des géants du web et la régulation étatique du réseau, la critique d'internet est venue de l'exterieure. «Le discours théorique glisse ainsi d'une position compréhensive à une position d'extériorité qui instaure une asymétrie entre le discoureur et les internautes. Il ne parle plus avec les internautes, mais au-dessus d'eux», déplore le sociologue.

La facilité d'accès au réseau pour un public de plus en plus large, que Dominique Cardon considère comme une «véritable démocratisation culturelle et une ouverture vers l'expression en ligne des publics populaires», serait le point de bascule vers la critique externe. «Dans l'esprit de beaucoup de ceux qui analysent le web contemporain […] la démocratisation démographique de l'accès à la parole numérique, n'est jamais pleinement reconnue et assumée comme telle. Ce qui s'entend relève même plutôt d'un discours de déploration qui vient disqualifier ces usages de l'interaction bavarde, du clic et de l'échange viral, au prétexte qu'ils ne sont pas dotés des qualités attendues d'une coopération entre personnes compétentes et diplômées

Le sociologue et auteur de Culture numérique soupçonne dans la position tenue par les têtes pensantes du digital labor une sorte d'«inconscient aristocratique, une méfiance pour le petit peuple d'internet qui s'exprime n'importe comment en cliquant frénétiquement sur des boutons et en hurlant ses commentaires».

Au-delà de la critique, Cardon développe une conception de l'usage du web fidèle à l'esprit world wide des années 2000. S'interrogeant sur les principales motivations des internautes à participer bénévolement, et parfois très activement, à la rédaction d'articles sur Wikipedia, à répondre à des questions sur des forums, à partager des photos et de vidéos, le sociologue estime que la seule réponse réaliste serait que ces internautes «trouvent en eux-mêmes la valeur qui les motive: le plaisir, l'excitation, le don, la passion, le souci du partage, le goût de l'échange, le sentiment de dette et de responsabilité qui naît d'un faire en commun…»

Une question philosophique avant tout

Entre vision travailliste d'un côté, et hédoniste de l'autre, le clivage est plutôt de nature philosophique que sociologique. La première, imprégnée de marxisme, se propose de dévoiler les superstructures sociales dont l'humain fait partie pour en dénoncer les abus et la logique.

La conception hédoniste, elle, est imbibée de présupposés libéraux –un “libéralisme” qui doit être entendu au sens fort du terme, à savoir au sens économique mais encore philosophique et politique. L'humain a les aptitudes pour choisir librement, et en toute conscience, les décisions qui lui conviennent.

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