Le 30 décembre dernier, le général américain Ben Hodges pestait quelque peu, sur Twitter, contre la stratégie d'aide de son pays à l'Ukraine. Selon lui, en évitant jusqu'ici soigneusement de fournir à Kiev des armes à longue portée ou les avions capables de les porter, les États-Unis auraient fourni à la Russie un lieu lui donnant la possibilité de préparer et de lancer ses attaques contre son voisin.
Why do we allow Russia to fire from sanctuary? By not providing ATACMS, F16's and other long-range strike capabilities to UKR, we have in effect granted sanctuary to Russia which is able to kill innocent civilians in Ukraine without fear of consequences. Undefendable policy. https://t.co/HA6K9eE7AD
— Ben Hodges (@general_ben) December 30, 2022
Ce lieu, qu'il nomme «sanctuaire», c'est la Crimée, territoire légalement ukrainien, mais envahi puis occupé depuis 2014 par la Russie, et l'un des nœuds de ce conflit. Selon les autorités de Kiev, comme selon nombre de ses alliés, la chose est entendue. Même le président serbe Aleksandar Vučić, un allié pourtant cher à Moscou, l'a affirmé dans une spectaculaire volte-face: la Crimée fait bien partie de l'Ukraine, et une victoire de cette dernière ne peut s'imaginer sans sa reprise.
Selon le secrétaire d'État américain Antony Blinken, c'est en revanche loin d'être aussi clair. «Nous nous concentrons sur le fait de continuer ce que nous avons commencé, ce qui signifie nous assurer que l'Ukraine a entre les mains ce dont elle a besoin pour se défendre, ce dont elle a besoin pour repousser l'agression russe et pour reprendre les territoires envahis depuis le 24 février», affirmait-il début décembre au Wall Street Journal.
Il n'est donc pas ici question de la Crimée, laissée de côté dans les objectifs attribués à l'aide militaire américaine. Les choses sont pourtant, comme l'explique le New York Times, lentement mais assez sûrement en train de changer.
Base arrière
Washington commence ainsi à comprendre qu'il faut soutenir l'Ukraine dans ses attaques contre la péninsule tenue par la Russie, si elle souhaite la mettre en position de force dans d'hypothétiques prochaines négociations de paix.
Un lent mais impressionnant glissement politique a donc été effectué, les États-Unis passant d'une aide discrète et timide (mais indispensable et vitale), dans les premiers jours de l'invasion, à la fourniture tous azimuts de matériels de plus en plus puissants –les fameux Himars par exemple.
Washington réfléchit donc à la meilleure manière de franchir l'un des derniers Rubicon, en aidant désormais Kiev à attaquer des cibles en Crimée, ce qu'elle a jusqu'ici fait par ses propre moyens avec des résultats parfois spectaculaires, comme lors de l'attaque du pont de Kertch début octobre, lien logistique majeur reliant directement la péninsule à la Russie.
Car la Crimée n'est pas qu'une partie du territoire ukrainien: elle est devenue dans les faits, comme l'explique Ben Hodges, l'une des bases arrière les plus importantes des opérations russes dans toute l'Ukraine, au sud notamment.
Y porter des attaques efficaces, destructrices et de plus en plus lointaines serait un moyen de fortement perturber la marche militaire de Moscou, alors que la Russie semble se préparer à de vastes offensives et à une guerre longue notamment avec une nouvelle mobilisation massive ainsi qu'un renforcement militaire général à venir.
Longtemps, et ainsi que le note le New York Times, Washington a craint l'escalade russe, se méfiant notamment d'une possible utilisation d'armes nucléaires tactiques en cas de menace trop précise sur son joyaux criméen. Si ces inquiétudes n'ont pas totalement disparu de l'équation, elles semblent avoir perdu en intensité, ouvrant la porte à une aide américaine plus directe.
Celle-ci est notamment passée par la récente annonce de l'envoi de chars Bradley –un transfert de matériels à la claire vocation offensive, qui aurait été inimaginable au début du conflit.
Avec les AMX-10 RC envoyés par la France, les Marder allemands, plus récemment les plus lourds Challenger 2 britanniques et en attendant peut-être l'envoi massif de Leopard 2 allemands par une coalition européenne, les Bradley pourraient servir de fer de lance à une contre-offensive ukrainienne vers le sud –voire servir à aller couper une bonne fois pour toute le pont de Kertch, vital pour le ravitaillement russe en Crimée et, de là, dans le reste de l'Ukraine.
Un pont trop loin
«L'Ukraine pourrait utiliser ces Bradley pour transporter des troupes sur des routes majeures, comme la M14, qui relie Kherson, Melitopol et Marioupol», liste Seth G. Jones, analyste pour le cercle de réflexion Center for Strategic and International Studies. «L'infanterie ukrainienne avançant dans cette direction subirait un feu intense depuis les positions russes, et les Bradley lui offriraient de la puissance offensive et de la protection.»
En outre, toute avancée vers le sud permet à l'Ukraine de lancer plus profondément ses frappes en Crimée, sur les bases ou aéroports russes, avec les Himars que lui ont notamment fourni les États-Unis. Autant d'attaques qui gêneraient considérablement la liberté d'action russe dans son «sanctuaire» criméen.
«Nous avons posé des limites à l'Ukraine, à savoir que cette guerre serait menée sur le sol ukrainien et non sur le sol russe», précise à ce propos Philip Breedlove, général quatre-étoiles qui fut à la tête du commandement des forces des États-Unis en Europe et du Grand Quartier général des puissances alliées en Europe de l'OTAN lors de la prise de la Crimée par la Russie en 2014. «Offrir à la Russie un sanctuaire depuis lequel elle peut se battre, sans peur des représailles, est absolument absurde. Cela ne fait aucun sens sur le plan militaire.»
Pour autant, comme le note le New York Times, et bien que les militaires ukrainiens et américains discutent concrètement des offensives et de leur adaptation aux moyens fournis, les hautes sphères de Washington ne croient pas réellement en la capacité de Kiev à reprendre militairement la Crimée. Et rechignent toujours à livrer des missiles à longue portée comme les ATACMS, qui faciliteraient pourtant grandement son action.
L'idée américaine est de fragiliser l'action russe, de mettre de nouveau Moscou dos au mur, avant que la guerre ne s'enlise définitivement, et de placer Kiev en position de force lorsque d'éventuelles négociations débuteront entre les deux pays. Peut-être le président russe Vladimir Poutine, qui a récemment déclaré que le seul but de son «opération militaire spéciale» était la paix dans le Donbass, sent-il déjà le vent tourner en la défaveur d'une conservation de la péninsule.