«Un million de dollars, ce n'est pas cool. Tu sais ce qui est cool? Un milliard de dollars… en bitcoin.» On les avait quittés en 2010, dans leur rôle de jocks humiliés par Mark Zuckerberg. Les jumeaux Winklevoss étaient devenus une blague au sein de la Silicon Valley et au-delà. Dix ans plus tard, revoici les méchants de The Social Network, depuis les premiers milliardaires connus du bitcoin.
Tout commence donc avec Facebook. Les jumeaux ont longtemps accusé Mark Zuckerberg de s'être largement appuyé sur leurs travaux initiaux pour lancer son réseau social. Facebook a d'ailleurs préféré éviter les tribunaux et signer un accord entre les deux parties pour 65 millions de dollars [60 millions d'euros]. Une somme que les Winklevoss ont eu la bonne idée (contre l'avis de leurs avocats) d'exiger en majorité en actions Facebook (dont la valeur a depuis explosé).
Honnis par la Silicon Valley
Mais cette petite guéguerre avec Facebook a laissée des traces. Leur nom devient une lettre écarlate, et aucune start-up (ou presque) de la Silicon Valley ne veut de leur argent. «Vos dollars sont peut-être verts mais ils sont marqués», leur explique un jeune start-upper, qui finira par préférer refuser leur investissement de peur d'être ostracisé.
Millionnaires, les jumeaux décident alors de prendre un peu de temps pour eux et de filer à Ibiza. Sur les plages espagnoles, ils rencontrent Charlie Shrem, un passionné de bitcoin, qui leur apprend tout de la cryptomonnaie, encore méconnue au-delà des cercles d'initié·es.
La quantité était telle qu'ils pouvaient faire bouger la valeur du bitcoin, s'ils n'espaçaient pas ça dans le temps. Ils étaient sans aucun doute les plus gros acheteurs de bitcoin dans le monde.
Séduits par le concept, les deux frères finiront par décider d'investir dans son entreprise, BitInstant, qui permet d'échanger des dollars en bitcoins et achèteront ensuite des bitcoins pour plusieurs centaines de milliers de dollars.
«La quantité était telle qu'ils pouvaient faire bouger la valeur du bitcoin, s'ils n'espaçaient pas ça dans le temps», raconte Ben Mezrich dans son livre. «Ils étaient sans aucun doute les plus gros acheteurs de bitcoin dans le monde.»
Avec de telles sommes investies (on parle de 11 millions de dollars échangés pour 200.000 bitcoins, soit près de 1% du total des bitcoins), les jumeaux ont pris des mesures drastiques, à la limite de la paranoïa, pour ne rien se faire voler.
Outre les précautions extrêmes prises au moment de l'achat des bitcoins (notamment l'acquisition de plusieurs ordinateurs dont un n'était jamais directement connecté à internet), les jumeaux ont ensuite poussé la sécurité encore plus loin en cachant leur clé privée (une suite de caractères similaire à un long mot de passe, qui leur permet d'accéder au portefeuille dans lequel se trouvent leurs bitcoins) dans des coffres de banques américaines.
Les Winklevoss ont eu l'idée de recopier cette clé sur une feuille de papier coupée en trois. Les trois morceaux ont ensuite été placés dans trois coffres de banques différentes situées un peu partout aux États-Unis. Pour être sûrs qu'un tiers de la clé ne disparaîtrait pas lors d'une catastrophe, ils ont décidé de faire quatre copies de cette clé, à chaque fois partagée en trois bouts de papier. Au total, douze petits papiers ont donc été placés par les jumeaux dans plusieurs banques américaines, un peu partout dans le pays.
«Le système de stockage fait maison, hors ligne ou “froid” de Cameron et Tyler, construit en papier et en métal, était ironiquement à la pointe de la technologie», résume Ben Mezrich dans Bitcoin Billionaires. «Il a enraciné la sécurité des bitcoins des jumeaux dans le monde physique, hors de la portée des pirates.» Pour couronner le tout, ils ont fini par une demolition-party de tous les appareils utilisés pour s'assurer que personne ne récupère jamais rien à partir d'eux.
Mais leur investissement dans le bitcoin ne fait pas soudainement d'eux des hommes (encore plus) riches. Pour ça, il faut attendre un événement marquant: quand Chypre (mis sous pression par l'Union européenne) décide de ponctionner les titulaires de comptes de la plus grande banque chypriote dont l'épargne dépasse les 100.000 euros pour sauver le pays de la faillite. De quoi pousser certaines personnes à se demander si elles peuvent vraiment faire confiance à leur pays et au système bancaire, et à se tourner vers ce système monétaire décentralisé.
«Après Chypre, le prix du bitcoin s'est envolé à plus de 100 dollars le bitcoin, ce qui a rendu les jumeaux plus riches encore qu'ils ne l'étaient déjà, écrit Ben Mezrich. Quand ils ont commencé, un bitcoin coûtait moins de 10 dollars.»
Les visages du bitcoin
Le New York Times a vent de leur histoire et livre au public un autre récit autour des jumeaux que celui auquel l'opinion s'était habituée. Les Winklevoss deviennent les visages du bitcoin. Ce sont eux qui vont tenter de le légitimer aux yeux du grand public, alors qu'il traîne encore une mauvaise réputation.
De jocks de l'establishment, les jumeaux deviennent des «leaders d'une révolution numérique» à leur façon, comme Zuckerberg avant eux, écrit Mezrich.
Reste que, comme Zuckerberg, leur objectif n'est pas de renverser l'ordre établi, mais de s'y insérer. Les jumeaux ont un avis bien différent du reste de la communauté sur la relation que la cryptomonnaie doit avoir avec les régulateurs. «Les libertariens et les anarchistes voyaient le bitcoin comme une arme dans leur guerre contre la société régulée, explique l'auteur. Les entrepreneurs et les venture capitalists qui gravitaient de plus en plus autour voulaient que le bitcoin fasse partie de la société.»
C'est dans cette deuxième veine qu'ils s'inscrivent. Durant toutes leurs réunions ou presque, ils tentent ainsi de distancer le bitcoin de Silk Road, le site de Ross Ulbricht, sur lequel on pouvait acheter drogues, armes et autres joyeusetés avant l'arrestation d'Ulbricht et la fermeture du site en octobre 2013.
Ils assurent notamment que le site ne représente qu'une petite partie de l'économie du bitcoin. C'est pourtant ce site qui aura la peau de leur premier investissement dans le bitcoin, BitInstant, et qui enverra celui par qui la lumière leur était venue, Charlie Shrem, en prison pour deux ans.
Les jumeaux Winklevoss finissent, malgré tout, par devenir les ambassadeurs du côté establishment du bitcoin. Qui ferait «mieux que les jumeaux dont on a l'impression qu'ils sortent tout le temps d'un catalogue de mode?», se demande Ben Mezrich. Au-delà de la prestance physique, leurs connaissances du milieu sont également reconnues. Ils sont ainsi invités à témoigner devant les régulateurs américains, où ils déclarent qu'avoir un shérif dans le Far West du bitcoin «serait une bonne chose».
Aujourd'hui, ils gèrent Gemini (Gémeaux, en français), qui fait de l'échange de cryptomonnaies, qui «est garanti en partie par le système financier new-yorkais», assure Ben Mezrich au podcast Recode/Decode. «Leur but est que ce soit complètement régulé, de façon à ce que le grand public se sente autant en sécurité que quand il met de l'argent dans une banque.»
Cela prendra un peu de temps, et certains ont déjà l'idée de leur damer le pion. Le Facebook de Mark Zuckerberg a ainsi récemment tenté de se lancer dans la cryptomonnaie. Pas vraiment le genre d'initiative qui va tordre l'idée selon laquelle les deux parties sont liées depuis leur rencontre sur le campus d'Harvard en 2003.
D'autant que, par pure coïncidence, le réseau social américain a choisi comme nom Libra (Balance, en français). Mais, pour l'instant, le projet porté par Facebook est un immense échec. Ce sont donc les jumeaux qui pourraient l'emporter cette fois-ci. «Personne ne veut faire confiance à Facebook quand il s'agit de son argent», répond Ben Mezrich sur le sujet. Reste à savoir si suffisamment de gens feront un peu plus confiance aux cryptomonnaies.