Une voiture stationne dans une rue parisienne quand la portière s’ouvre. «Bonjour, Minia» lance Inès, qui s’installe à l’arrière et donne son itinéraire à la conductrice. Le moteur se met à ronronner, la conversation va bon train et les deux femmes se remémorent leur première rencontre. «Quand je suis arrivée à Paris, je ne connaissais pas la ville», raconte Inès, libanaise qui s’est installée définitivement en France après ses études à Grenoble. «C’est plus rassurant d’avoir une femme dans la voiture, c’est pour cela que j’ai commencé à utiliser Femme-au-volant». Derrière ce nom mystérieux se cache une application née en 2017. Sa vocation: assurer à sa clientèle que ses courses en VTC seront réalisées par des femmes conductrices, à l'exclusion des hommes.
Assurer la sécurité des passagères
Women Drive, Simone Drive Her, plus récemment Kolett… depuis 2017, les applications de conductrices –VTC, parfois taxis– prolifèrent sur le marché déjà très concurrentiel du transport automobile. Certaines sont réservées uniquement aux clientes ou à des hommes accompagnés de femmes, d’autres sont ouvertes à tous et le revendiquent pleinement. Étonnant? Pas vraiment, tant les témoignages de passagères (en grande majorité) victimes de harcèlement de la part d’un conducteur (re)font surface ces derniers temps.
On se sent plus en sécurité avec des femmes.
Du chauffeur draguant ouvertement sa cliente et lui proposant un rendez-vous à des agressions passibles de cour pénale, l’habitacle d’un VTC ou d’un taxi ne garantit pas toujours la sécurité. Et, pour le moment, les dispositifs mis en place pour faire face à ces problématiques sont peu développés. La volonté première des applications de conductrices se veut donc simple: préserver la sécurité des passagères. «Le soir, je sais que la conductrice va m’attendre, qu’elle me connaîtra», explique Elizabeth, 44 ans et utilisatrice régulière de Femme-au-volant. «On se sent plus en sécurité avec des femmes.»
Une double exclusion
Un détour par les chiffres suffit à comprendre cet engouement. Moins de 5% (il n’existe pas de statistiques exactes) de femmes exerceraient dans cette branche. Joint par mail, le registre des VTC nous fait part d'un constat plus sinistre: «Notre pratique quotidienne nous permet d’estimer que la proportion de femmes dans ce métier est très faible et pourrait atteindre (au grand maximum!) 2,5%.» Selon le sociologue Guillaume Lejeune, qui travaille sur le milieu des taxis depuis plusieurs années, ce n'est pas une surprise. «Dans les métiers du transport et ceux au statut d’indépendant, il y a déjà peu de femmes. En combinant ces critères, cela créé une double exclusion», explique-t-il. Et cela se vérifie même chez les livreurs et coursières à vélo.
Cette omniprésence masculine a favorisé le développement des applications de conductrices, qui veulent aussi servir de tremplin pour ces dernières –une raison supplémentaire pour se lancer. «Nous avons reçu plus de 200 appels de femmes souhaitant être accompagnées pour faire carrière dans le VTC», s’étonne Valérie Furcajg, la fondatrice de l’application Kolett. «Mais notre entreprise est si jeune que nous ne proposons pas encore ce service.» Chez Femme-au-volant, on organise même des apéros entre conductrices, histoire de parler du métier entre consœurs: «On est une petite famille», se réjouit Minia Bekhaine, ancienne assistante administrative reconvertie en conductrice.
Les griffes de la nuit
Au volant de son taxi le jour, Minia Bekhaine privilégie l’application Femme-au-volant quand elle travaille la nuit, même si c’est rare. «J’ai la boule au ventre la nuit, je ne sais pas qui je vais transporter, c’est toujours une crainte», reconnaît-elle. Des anecdotes sur des clients insistants, elle en a plus d’une dans son sac. Valérie Furcajg, fondatrice de Kolett, ajoute: «Les femmes conductrices se restreignent la nuit, alors que ce sont les courses les plus rémunératrices». D’où la volonté des applications d’encourager les femmes à prendre le volant la nuit, pour favoriser leur indépendance. D’autant que toutes pratiquent des tarifs plus élevés mais dont la part des commissions est plus faible, ce qui permet de mieux payer les conductrices.
Le sociologue Guillaume Lejeune tient néanmoins à le préciser: «Tous les taxis se sont fait agresser une fois au moins dans leur vie, homme comme femme». Selon lui, ce n’est pas tant l’insécurité que «l’adaptation à la vie familiale» qui éloigne les femmes du travail nocturne. La conductrice Minia Bekhaine confirme: elle préfère adapter ses horaires à sa vie de famille et faire des journées longues, certes, mais qui commencent tôt.
Les stéréotypes que tait le «care»
Dans certaines voitures de conductrices chez Kolett, des sièges auto sont mis à disposition. Il est également possible de prendre en charge les enfants seuls, «pour des parents divorcés par exemple». Chez Femme-au-volant, on propose un miroir à l’arrière du véhicule. Et Women Drive peut mettre à disposition de ses clientes une personal shopper pour la modique somme de 500 euros la journée. Loin de miser intégralement sur la conduite, les applications de conductrices cherchent à valoriser d’autres «compétences», des petits plus que seules des femmes seraient à même de proposer, eu égard à leur sexe. Quitte à exacerber des stéréotypes.
Smahane Bouchlaghem, fondatrice de Femme-au-volant, raconte par exemple vouloir «donner une certaine féminité» à son service. Mais qu’entend-on par là? Si l'on s'en tient à la sécurité routière, les chiffres parlent d’eux-mêmes: les femmes conduisent mieux que les hommes, responsables de 81% des accidents mortels sur la route. Les points retirés sur les permis concernent 67% d’entre eux. En somme, il n’existe aucune infraction pour laquelle le part des femmes responsables dépasse celle des hommes. On peut donc facilement avancer qu’un service de transport composé uniquement de femmes sera plus sûr.
Les vertus qu’on leur prête sont aussi des stéréotypes avec lesquels elles jouent.
«Le service d’une femme est différent, sa manière d’être avec le client aussi», assume sans hésitation aucune Valérie Furcajg, la créatrice de Kolett. Les femmes conductrices seraient aux petits soins de leurs clients? s’occuperaient mieux des enfants? Derrière ces arguments, que toutes ces appli défendent, subsistent des stéréotypes de genre. «En 1907, on a autorisé les femmes à devenir cochères car on leur prêtait des vertus spécifiques à celles qu’on associe à leur genre, tout ce qui les relie au “care”», mentionne le sociologue Guillaume Lejeune. «La SPA a donc fait appel à des femmes cochères, supposée mieux prendre soin des chevaux du fait de leur sexe.»
Les femmes au volant sont plus prudentes que leurs homologues masculins | rawpixel / Unsplash
Même chose pour les conductrices de taxis ou de VTC, que l’on associe à ces «qualités» et qui font ainsi fi de quasiment toutes les files d’attente pour exercer, tant leurs compétences supposées sont recherchées. Un fait sur lequel rebondit le jeune universitaire: «Les vertus qu’on leur prête sont aussi des stéréotypes avec lesquels elles jouent.»
Une féminisation du métier
Des stéréotypes qu'elles s'approprient et dont elles jouent: une visite sur les sites internet suffit à constater qu'ils arborent le rose, une couleur traditionnellement associée au féminin. Mais ce constat, toutes les conductrices ne le partagent pas. Sophie, qui travaille pour Uber depuis plus de deux ans, affirme: «Le service, selon moi, n’a rien à voir avec le sexe. La voiture peut être parfaite et les conducteurs très sympas quand ce sont des hommes.»
Pas étonnant quand on sait à quel point les exigences demandées aux chauffeures et chauffeurs ont évolué ces dernières années, mettant bien plus l'accent sur tout ce qui est lié au «care», au soin des clientes et clients: petite bouteille d’eau ou bonbons font désormais partie de la panoplie classique des véhicules. Bien souvent, aussi, les chauffeurs ouvrent la portière au passager, mettent les bagages dans le coffre. Une attention qui fait partie intégrante des critères de qualité qu’on leur accorde.
«Beaucoup parlent de féminisation du métier car il faudrait des compétences plus “féminines”, dans le sens genré du terme, pour l’exercer», avance le sociologue Guillaume Lejeune. Le marché saturé du transport automobile garde peut-être des places pour les femmes. Mais celles-ci doivent accepter le prix du stéréotype –être associées à des qualités qui seraient liées à leur genre, et non à leurs compétences.