Comparer une chaîne YouTube à l'équivalent de l'univers cinématographique de Marvel peut paraître un peu osé. Pourtant, après des dizaines d'heures de confinement passées devant des vidéos, puis à voguer de comptes Instagram en comptes Twitter en blogs Tumblr, on comprend l'idée derrière la comparaison de BuzzFeed entre Bon Appétit et l'œuvre de Stan Lee.
Bon Appétit, c'est la chaîne YouTube du magazine du même nom qui a transformé ses chef·fes en micro-célébrités, à qui «des gamins de 22 ans en Doc Martens demandent des autographes et des selfies, comme s'ils étaient à un festival de musique», décrit le site américain.
Chaque vidéo attire généralement entre un et quatre millions de personnes. Une énorme audience pour le magazine, qui a profité de ce coup de projecteur pour engranger la plus grosse croissance de son histoire (et vendre des t-shirts à 30 dollars [27,6 euros] et un tablier à 150 dollars [138 euros]).
Le concept de vidéos de chef·fes cuisinant devant les caméras n'a rien de nouveau, mais cette chaîne lancée en 2016 va dans la direction opposée de bon nombre de vidéos virales ayant trait à la nourriture.
«Elle défie tous les conseils habituels en matière de contenu vidéo, résume The Mary Sue. Les vidéos sont longues, absurdes et parfois les animateurs se trompent dans les recettes. Mais elles sont aussi charmantes, et on ne peut pas s'empêcher de regarder.»
On peut y voir, tour à tour, les cuisinièr·es Claire Saffitz, Brad Leone, Carla Lalli Music, Chris Morocco, Molly Baz, Alex Delany, Sohla El-Waylly, Andy Baraghani, Priya Krishna, Gaby Melian, Christina Chaey, Rick Martinez et Amiel Stanek s'y relayer pour réaliser des recettes inventées pour le magazine, créer des friandises version gastronomique, faire fermenter différentes choses, cuisiner dos à dos avec des stars ou tenter de reproduire des plats sans avoir le droit de les regarder.
S'il est si compliqué de ne pas passer quarante minutes à observer une cheffe pâtissière s'arracher les cheveux pendant quatre jours en essayant de confectionner une version gastronomique des Twix, c'est parce que ces vidéos «doivent leur charme infini aux personnes et à leurs dynamiques interpersonnelles», suggère la radio WBUR.
Bon Appétit Extended Universe
Une dizaine de chef·fes se relaient pour animer les vidéos (et parfois leurs mini-séries) filmées dans leur test kitchen mais on voit régulièrement passer leurs collègues devant la caméra.
Ces rencontres au sein même des vidéos ont fait naître ce qui est désormais présenté comme leur propre univers cinématographique. Comme dans les films Marvel où Iron Man apparaît dans un film consacré à Spider Man, il n'est pas rare de voir Brad Leone débarquer dans une vidéo de Claire Saffitz pour lui donner des conseils ou Sohla El-Waylly venir sauver la situation en gérant le délicat tempérage du chocolat.
«Ce qui rend ce passage à la vidéo amusant pour nous, et je pense que c'est pareil pour notre public, c'est que nous l'avons fait d'une manière qui semble normale pour nous et normale dans notre façon de travailler, explique Chris Morocco à Parade. Nous ne parlons pas seulement à une caméra dans un studio. Nous interagissons les uns avec les autres, avec les cameramen, on se défie sur des montées de blancs en neige. Nous ne sortons pas du script parce qu'il n'y a pas de script.»
Si la comparaison avec Marvel se tient, d'autres médias comme Decider y voient une émission de télé-réalité «conçue à merveille pour nos vies actuelles». Au-delà de leur genre, si toutes ces œuvres ont trouvé leur public, c'est parce qu'elles ont de bons personnages.
Dans la test kitchen de Bon Appétit, si personne ne semble jouer un rôle, chaque personnage en a un, comme le résume parfaitement Decider: Chris Morocco est la figure paternelle de la cuisine et Carla Lalli Music la figure maternelle. Molly Baz est «la fille vraiment sympa de votre équipe de football du lycée qui a réussi à être amie avec tout le monde», Brad Leone «le mec décontracté et débraillé qui devrait être le roi de la cuisine» et Claire Saffitz «la pâtissière dont les nerfs fatigués scintillent comme des diamants quand elle est sous pression».
«The Office» dans la cuisine
Quand on lui demande de décrire ça à quelqu'un qui n'aurait jamais vu un épisode, Chris Morocco lance: «The Office dans une cuisine où tous les gens peuvent parler à la caméra quand ils le veulent.» Comme l'écrit BuzzFeed, «Cette description n'est jamais aussi parfaite que lorsque vous jetez un coup d'œil aux innombrables blagues et gags qui sont devenus l'essence du fandom de Bon Appétit. Les vidéos Bon Appétit n'existent pas seulement sur YouTube. Elles sont une source infinie de mèmes, de merchandising, d'autres chaînes YouTube dédiées au test de leurs recettes à la compilation des moments les plus drôles et, bien sûr, des comptes de fans.»
On trouve ainsi des comptes à plus de 100.000 abonné·es sur Twitter, et à plus de 300.000 sur Instagram. Sur Tumblr, on rencense des dizaines de blogs et posts avec des dizaines de milliers de reblogs et likes. Il existe même un podcast dont l'un des principes est de faire un récap des vidéos publiées.
«Les spectateurs ont l'impression de connaître les détails de la vie des chefs, indique l'une de ses animatrices au Daily Beast. Cela donne un fandom où les blagues se multiplient, s'auto-référencent, et s'insèrent dans une culture mème plus large. Même si c'est une niche, et toujours un petit fandom, il est en pleine croissance.»
Fandom
Qu'un fandom se construise sur un sujet aussi restreint est loin d'être une anomalie. Avec l'explosion de l'usage d'internet et des réseaux sociaux, il n'a jamais été aussi facile de trouver quelqu'un avec les mêmes centres d'intérêt. Comme l'analyse d'ailleurs le Daily Beast, le fait que ce soit si spécifique (et la probabilité qu'un tel fandom ait pu voir le jour) «fait partie de la blague». Tout comme le côté surjoué de l'amour porté par certain·es fans.
This user has hidden this tweet from users who would not die for Claire From The Bon Appetit Test Kitchen. L͟e͟a͟r͟n͟ ͟m͟o͟r͟e͟
— Meme Appetit (@memeappetit) December 31, 2019
Si ce genre de fandoms se multiplient, c'est aussi parce qu'ils permettent de se rendre compte que l'on n'est pas seul·e à aimer regarder une cheffe américaine essayer d'expliquer à une star de cinéma ce qu'elle doit cuisiner, et que l'on appartient à une communauté qui se définit par des codes particuliers.
Cela induit par ailleurs un sentiment d'appartenance à un club restreint. À propos du succès des comptes «no context», le webzine Vulture décrypte ainsi: «Ce mème est un objet trouvé dans un océan pop-culturel, une preuve du goût du collectionneur, et d'une audience suffisamment calée pour l'apprécier.» Reste que, comme le rappelle l'animatrice du podcast Pod Appétit, «les prérequis pour intégrer le club sont assez peu nombreux».
Après avoir regardé quelques vidéos, vous comprendrez assez vite pourquoi cette photo d'un homme tenant une feuille où il est écrit «Sauvez Claire» compte 2.700 retweets et pourquoi ce post très enthousiaste à propos d'un chien accumule plus de 25.000 likes.
The bon appetit fandom is the most wholesome thing I've ever been a part of
— Maddie (@_Maddalliance_) December 8, 2019
Vous pourrez par la même occasion vous targuer de rejoindre ce qui est probablement l'un des fandoms les plus bienveillants et wholesome d'internet. Le genre d'endroit où l'on n'a pas à prendre une grande inspiration avant d'aller faire un tour dans les commentaires.