Il existe un monde que les personnes valides ne connaissent pas, un monde où il est difficile de lire un site internet, difficile de faire des achats, difficile de communiquer, difficile de manger, un monde aussi où ces barrières à l’autonomie et au loisir tombent grâce à internet, l’intelligence artificielle, les objets connectés et d’autres technologies.
Un milliard de personnes dans le monde sont ainsi en situation de handicap selon la Banque mondiale. Parmi elles, des personnes avec des handicaps physiques, sensoriels et intellectuels –ces handicaps ne sont pas toujours permanents, une jambe cassée constituant pour les statistiques un handicap temporaire. Si 10% de ces personnes disposent d’outils qui les aident dans leur vie de tous les jours, la grande majorité reste sur le banc de touche.
Ces outils sont trop chers, trop compliqués, pas accessibles là où elles résident, et celles qui y ont accès continuent de rencontrer d’importants obstacles. Les géants de la tech en sont de plus en plus conscients et ont pris le problème à bras-le-corps, développant nombre de dispositifs et d’applications pour rendre le monde plus accessible aux personnes en situation de handicap.
Écouter le web
Matt King est aveugle. Pour naviguer sur internet, il utilise un lecteur d’écran qui analyse le contenu d’une page et le lui transmet oralement ou tactilement grâce à un afficheur braille dynamique. Encore faut-il que les pages visitées soient correctement encodées: quand Matt King s’est inscrit sur Facebook en 2009, le site lui était presque impossible à écouter tant il y avait de photos sans description, a-t-il ainsi raconté à Bustle. Depuis son arrivée en 2015 dans l’équipe dédiée à l’accessibilité chez Facebook, il travaille à rendre les différents produits du groupe plus accessibles.
La Facebook Accessibility Team a vu le jour en 2011. À l’époque, il s’agissait essentiellement de bien organiser le contenu publié pour qu’il soit plus facilement lisible par les lecteurs d’écrans, mais aussi de rendre plus facile l’utilisation du site aux personnes ne pouvant utiliser de souris –une personne malvoyante peut ainsi utiliser des raccourcis pour liker du contenu, faire une recherche ou poster un message.
Cette photo pourrait contenir deux personnes qui se tiennent debout en extérieur [...] de l’eau.
Avec les années, internet est devenu de plus en plus visuel et Facebook comme ses concurrents ont dû plancher sur la question de la description des photos. Twitter propose ainsi une fonctionnalité pour accompagner les photos d’un texte alternatif depuis 2016. Facebook étant Facebook, le géant a pu se permettre d’être plus ambitieux: il souhaite que l’intégralité des contenus publiés puissent être décrits très précisément, de la photo de vacances à la vidéo d’actualité.
En 2016, Facebook a lancé le «texte alternatif automatique» (AAT), une technologie utilisant la reconnaissance des objets afin de générer automatiquement la description d’une photo (alt-text) qui pourra être lue par un lecteur d’écran. À l’époque, les descriptions laissaient à désirer. Elles se limitaient à des phrases lacunaires et des mots-clés comme «cette photo pourrait contenir deux personnes en extérieur [...] de l’eau». Mais la technologie s’est, depuis, affinée.
Elle peut reconnaître une palette d’actions différentes, dix-sept exactement, allant de la marche à la course en passant par la pêche et la pratique d’un instrument. Aujourd’hui, la description précédente deviendrait donc «cette photo pourrait contenir deux personnes qui se tiennent debout en extérieur [...] de l’eau», explique Matt King, désormais Accessibility Specialist, à Bustle en mai 2018. Cette technologie a été étendue à la majorité des produits Facebook, dont Instagram. En novembre 2018, l’application a ajouté une fonctionnalité permettant de rentrer soi-même le texte alternatif, pour une précision accrue.
Une vidéo de présentation de l'AAT de Facebook
Ce n’est que le début. Depuis décembre 2017, l’ATT utilise la reconnaissance faciale pour inclure le nom des amies et amis présents sur la photo –à condition qu’ils aient activé la fonctionnalité. Dans le futur, elle pourra reconnaître le visage de célébrités, ajouter des «concepts» aux descriptions et peut-être même répondre à des questions que poseront les internautes («De quelle couleur sont les rideaux?»). L’équipe accessibilité de Facebook développe également un outil de texte alternatif automatique pour les vidéos.
Si Facebook travaille sur d’autres sujets d’accessibilité comme les troubles cognitifs (dyslexie et autres), elle a toujours limité ses efforts à ses propres produits. D’autres géants de la tech travaille, eux, à rendre le monde plus accessible.
Le vrai luxe? La mobilité
Après s’être attachée à standardiser les processus de vérification d’accessibilité de ses produits, comme ce fut le cas pour les questions de sécurité et de protection des données, puis à rendre ses services plus accessibles, Google s’est fixé un nouveau défi: utiliser ses technologies pour rendre le monde physique plus accessible aux personnes en situation de handicap.
Depuis mars 2018, Google Maps propose par exemple une option qui permet de déterminer si un trajet est accessible en fauteuil roulant. En mai, l’entreprise a dévoilé Lookout, une application permettant aux personnes malvoyantes d’obtenir une description de leur environnement. Quant à sa filiale Waymo, elle a déjà développé des fonctionnalités pour permettre aux personnes malvoyantes ou aveugles d’utiliser ses voitures autonomes. Mais la mobilité se joue aussi à la maison: avec Google Home, son enceinte connectée, ainsi que ses différents produits de domotique, Google permet aux personnes malvoyantes et à mobilité réduite de mieux contrôler leur environnement.
Une vidéo de présentation de Google Maps Accessible Transit Routes
Chez Microsoft aussi, l’accessibilité est un sujet clé. Depuis l’arrivée de Satya Nadella en 2014, les efforts du groupe se sont même intensifiés –ce qui n’est pas surprenant, ce dernier ayant un fils en situation de handicap. En mai 2018, il a annoncé le lancement de AI for Accessibility, un programme d’investissement de 25 millions de dollars sur cinq ans pour mettre la puissance de l’intelligence artificielle au service des personnes en situation de handicap.
Ce programme se déploie sur trois niveaux. L’entreprise offre des subventions et de l’accompagnement technique à de nombreux développeurs et développeuses, inventeurs et inventrices, universités et ONG. Elle propose ensuite à certaines et certains un investissement financier et technique. Enfin, elle travaillera avec des partenaires pour incorporer ces outils à des services déjà existants.
Ces projets viendront compléter ceux que l’entreprise a déjà développés comme Seeing AI, qui permet aux personnes malvoyantes de filmer leur environnement avec leur smartphone et d’en obtenir une description audio ou encore Helpicto, qui aide les personnes touchées par un trouble du spectre de l’autisme à communiquer à l’aide d’images.
Bien plus qu’un simple marché
L’engouement de Microsoft et Google ne vient pas que du seul sens de responsabilité sociale. Les personnes en situation de handicap représentent 15% de la population, leur proportion ne cesse d’augmenter avec le vieillissement de la population, et les opportunités économiques des innovations en accessibilité vont bien au-delà de ce marché.
Seeing AI, la solution proposée par Microsoft.
Ces innovations débouchent ainsi souvent sur des produits pouvant également bénéficier aux personnes valides. Les livres audio, par exemple, ont été créés pour les aveugles et la télécommande pour les personnes paraplégiques. Quant à l’application Seeing AI, elle a permis d’améliorer les algorithmes de reconnaissance d’image de Microsoft au-delà du simple cas d’usage de la non-voyance.
L’accessibilité, c’est nécessaire à certains et utile à tous
Les GAFAM en sont fières. Google pointe ainsi que Voice Access, qui permet d’utiliser un téléphone Android (cliquer sur des boutons, envoyer des photos, etc.) sans avoir besoin de ses mains, a été imaginée pour des personnes atteintes de maladie de Parkinson, de scléroses multiples ou d'arthrite mais «peut aussi être utile à des personnes qui n’ont pas de handicap, des personnes les bras chargés par leurs courses ou en plein milieu d’une recette». Armony Altinier, une entrepreneuse en situation de handicap qui a fondé l’entreprise Koena, spécialiste de l'accessibilité numérique au service de l'inclusion, résume bien la situation: «l’accessibilité, c’est nécessaire à certains et utile à tous».
Pour comprendre cet enthousiasme des GAFAM sur le sujet, il faut aussi comprendre la réglementation américaine: aux États-Unis, les entreprises peuvent écoper d’amendes salées si les efforts entrepris pour l’accessibilité sont jugés insuffisants. «Il y a de vrais risques juridiques et financiers à la clé, c’est aussi pour ça que les entreprises américaines sont beaucoup plus avancées que les françaises sur la question», ajoute Armony Altinier. Pas question pour autant d’être cynique. «Peu importent les raisons: l’important, c’est que l’on fasse de la recherche sur l’accessibilité et que l’on mette de l’argent dessus.»
Il reste du boulot
Pour autant, les résultats sont loin d’être à la hauteur des promesses des GAFAM. Armony Altinier était à Vienne, le 16 novembre, pour le European Disability Forum. Google, Amazon, Microsoft et Facebook étaient présentes pour parler de l’IA au service de l’accessibilité. «J’ai constaté qu’il y avait toujours une méconnaissance du handicap et de l’accessibilité», observe-t-elle. Les personnes sur scène –des responsables des affaires publiques et des spécialistes en marketing, et non des chercheurs ou des chercheuses– ne comprenaient pas certaines questions et semblaient ne pas connaître les règles de base de l’accessibilité.
«La première règle, c’est de ne mettre un texte alternatif que si cela apporte de l’information», ajoute-t-elle, sans quoi le trop-plein d’informations rend l’utilisation du lecteur d’écran insupportable. Or Facebook ne permet pas aux membres de choisir si elles ou ils veulent la description automatique d’image: «C’est bien de faire de la recherche mais il ne faut pas l’imposer à la communauté», poursuit-elle.
Le problème de la qualité des résultats reste également posé: les descriptions alternatives de Facebook, comme le sous-titrage automatique de YouTube, laissent à désirer, surtout en français. Sur les différentes innovations présentées, «on est très loin d’avoir des résultats réellement utilisables au quotidien», explique-t-elle. «C’est beaucoup de marketing, d’effets d’annonce. C’est quand même utile, nous avons besoin de communication de toute façon.»
En France, la prise de conscience tarde. Blablacar, par exemple, est inaccessible aux personnes aveugles et ne répond pas aux remontées des personnes concernées. Quant aux entreprises qui font preuve de volonté, elles «sont confrontées à des problèmes techniques et de formation», note Armony Altinier. «Les écoles d’ingénierie et des métiers du web n’enseignent pas l’accessibilité, nous formons donc des personnes qui coderont sans prendre en compte l’accessibilité»: il reste donc beaucoup, beaucoup à faire.