Les apps de sport, précieuses alliées des Sisyphe modernes de la course à pied | Jeremy Lapak via Unsplash
Les apps de sport, précieuses alliées des Sisyphe modernes de la course à pied | Jeremy Lapak via Unsplash

Pourquoi on devient accro aux données des applis sportives

Le nombre de kilomètres parcourus n'est pas qu'une donnée quantitative.

«Au début, j'ai téléchargé une application gratuite, Runtastic, pour regarder combien de kilomètres je courais», raconte Alexandre, 30 ans, rédacteur et reporter d'images pour des collectivités territoriales, qui se décrit comme «un sportif du dimanche». Aujourd'hui, il court «pour le plaisir et pour évacuer le stress» avec la version premium de cette appli, qui est numéro 9 dans la catégorie «Forme et santé» de l'App Store et notée 4,6 étoiles sur 5 (par plus de 7.000 personnes). Il s'est aussi fait offrir une montre connectée compatible. Grâce à cet équipement, il a, directement dans ses écouteurs, une indication du nombre de kilomètres parcourus ainsi que de son temps au kilomètre. «Rapidement, je me suis pris au jeu», résume-t-il.

Ces applications sont au croisement de grandes tendances sociétales: le «quantified self», l'autorégulation ou «self monitoring» et la ludification ou «gamification».
Bastien Soulé, sociologue

Si Édith, 32 ans, fonctionnaire au ministère de la Culture, qui court avec Nike Run Club (n°35 en «Forme et santé», 4,6 étoiles en moyenne avec près de 22.000 notations), se définit comme «une utilisatrice modérée», elle avoue se sentir «perdue» lorsqu'elle fait ses kilomètres sans son appli: «J'ai vraiment besoin de savoir où j'en suis, ça me rassure». Avant qu'il y ait internet illimité en Europe, courir à l'étranger n'était pas pour elle une expérience plaisante. «Si je cours dans une ville que je ne connais pas, sans téléphone, c'est un peu dur. Je me sens vraiment toute seule, surtout si je ne connais pas le parcours.»

Signe qu'il ne s'agit pas seulement de savoir combien de kilomètres on marche, court ou parcourt à vélo ni le nombre de calories dépensées: les données statistiques enregistrées par les applis de santé et de sport finissent par faire partie de l'expérience sportive. Et ça n'a rien d'étonnant à notre époque. Car, pour le sociologue Bastien Soulé, qui conduit actuellement une recherche sur les applications mobiles de sport, ces données enregistrées par les apps sont «au croisement de grandes tendances sociétales: le “quantified self”, l'autorégulation ou “self monitoring” et la ludification ou “gamification”».

Ressenti objectivé

«Quand j'étais petite, mon père m'avait offert un compteur en forme de coccinelle sur mon vélo, se remémore Édith. C'est un truc que j'ai toujours bien aimé regarder.» Les chiffres, en soi, sont attractifs parce qu'ils sont «un repère», comme le formule la jeune femme. Qui plus est, un repère que l'on considère comme fiable.

C'est ce que cherchaient Alexandre comme Édith au début de leur pratique: connaître la distance parcourue, quantifier leur course. Parce que, comme l'indique Bastien Soulé, également directeur du Laboratoire sur les vulnérabilités et l'innovation dans le sport (L-Vis), les données vont «objectiver le ressenti». «Tu peux courir pendant dix minutes et avoir l'impression que ça fait une heure. Les dernières dix minutes, c'est l'inverse. Le ressenti est tellement changeant», appuie Édith. L'objectif, en s'appuyant sur son appli, c'est d'«éviter les mauvaises déceptions», comme celle de croire qu'elle est à la moitié de son parcours alors qu'elle vient seulement d'achever les trois premiers kilomètres sur les dix qu'elle s'était fixés.

Et de pouvoir ajuster sa course en temps réel, car il ne s'agit pas seulement d'observer ses données mais bien de s'en emparer: «Quand je pars, je ne vais pas me dire “je vais courir une heure” mais “si ça va pas trop, je fais au moins 8 kilomètres et, si ça va, je fais 10 ou 12, comme d'habitude”. Et je m'adapte en cours de route».

Idem pour Alexandre, qui a accès à son rythme cardiaque grâce à sa montre connectée: «Je vérifie mes temps et régulièrement mes battements. Ça paraît étrange mais dans l'effort, il arrive de ne pas se rendre compte que l'on force trop. Il suffit d'une montée, d'un coup de moins bien un jour donné... En général, je suis entre 160 et 180 bpm [battements par minute, ndlr]. Si je dépasse 200 bpm, je suis en surrégime, c'est très mauvais et je baisse le rythme. Et tant pis si je laisse filer quelques secondes».

Dépassement de soi

Si les données permettent de se caler, elles ont aussi cela d'utile qu'elles aident à tenir le coup lors des passages à vide et à se motiver. «Les trois premiers kilomètres sont toujours très durs. J'ai besoin d'un repère pour aider le mental. Et puis ça permet de toujours pousser un peu plus. Si je me rends compte à 8 kilomètres que je suis au bout de la rue, autant finir en courant», spécifie Édith.

J'ai besoin de calculer et pourtant c'est un moment de détente. Dans le sport, il y a du lâcher-prise mais aussi l'idée de se dépasser. Car, sinon, qui voudrait être essoufflé et tout rouge?
Edith, utilisatrice de Nike Run club

«Au fil de mes sorties, je me suis rendu compte que j'arrivais à faire des courses de 10 kilomètres dans un temps assez proche, de l'ordre de 20 secondes de différence maximum, campe Alexandre. Lorsque je vois que je suis un peu en retard à quelques centaines de mètres de mon point d'arrivée, cela me donne un petit coup de boost.» D'autant que, après coup, il y a la sensation du «devoir accompli», poursuit l'utilisatrice de Nike Run Club: «Tu fais ton petit bilan: “Tiens, j'ai fait tant de kilomètres, c'est bien”».

C'est que l'objectif est aussi de se dépasser. «J'ai besoin de calculer et pourtant c'est un moment de détente. Dans le sport, il y a du lâcher-prise mais aussi l'idée de se dépasser. Car, sinon, qui voudrait être essoufflé et tout rouge?» interroge rhétoriquement Édith. Un dépassement qui s'inscrit aussi sur la durée. Initialement, Alexandre avait acheté une montre de running TomTom, qui avait son appli dédiée. Lorsqu'il a ensuite demandé à ce qu'on lui offre un autre modèle, c'était pour pouvoir utiliser Runtastic avec une montre compatible à cette app. «J'y suis attaché, elle contient mes temps depuis plusieurs années», rapporte-il.

«J'aime bien que ce soit enregistré, inscrit quelque part», détaille Édith, qui apprécie de regarder ses courses passées et de voir par exemple qu'à tel moment de sa vie elle courait trois fois par semaine. Pareil pour Hugo, 39 ans, ingénieur réseau, qui se sert de Garmin Connect et de Strava pour le triathlon, le trail, le VTT et le ski de fond. Lui qui a toujours la montre au poignet et ne connaît «pas vraiment la notion de petit footing dominical» regarde «systématiquement» ses données: «Mes séances d'entraînement sont programmées dans la montre. Je fais du sport dans une optique d'amélioration des performances ou de récupération et de résultats sur des courses ciblées, comme le marathon de Paris ou l'Ironman de Nice. Les applis me permettent surtout de me comparer à moi-même, de situer le niveau de forme. Je vais comparer d'un mois à l'autre ou d'une année à l'autre».

Jeu compétitif

Cette comparaison n'est pas toujours qu'individuelle. «La quantification […] se construit également au travers des interactions entre utilisateurs», dépeint un article sur l'automesure numérique de Béatrice Arruabarrena et Pierre Quettier, chercheurs en sciences de l'information. Et ce, qu'il s'agisse de la publication de ses parcours sur les réseaux sociaux ou du suivi en direct avec ses «amis» sur l'appli. «Les échanges, qui se concentrent principalement autour du partage de données, […] viennent renforcer par des “règles de réciprocité” les liens nécessaires au maintien du niveau de motivation dont chacun a besoin.»

Les statistiques d'Hugo recueillies par Garmin sont ainsi partagées sur Strava: «Le but était uniquement de donner accès à mes séances à un copain qui m'avait fait un programme d'entraînement pour le marathon de Paris».

De quoi, alors que la pratique du sport reste individuelle, retrouver un certain esprit d'équipe et un soutien communautaire, comme par le biais des «kudos» sur Strava. On se congratule, on s'assiste et renforce de la sorte sa motivation. Un vrai circuit «gamifié» de la récompense, qui «fait écho à la mise en concurrence généralisée et volontaire» de notre société, observe le sociologue du sport: «Des personnes se créent aussi des groupes d'“amis” de niveaux proches pour pouvoir se comparer et s'encourager entre semblables. C'est comme s'ils recréaient des divisions de sport. On devient compétiteur en permanence. Certains n'envisagent même plus une sortie pour se délier les jambes s'ils se savent enregistrés».

Manipulation mesurée

Les données s'inscrivent ainsi dans une vision du sport productiviste. Ces pratiques d'automesure, qu'elles visent à se comparer à soi ou à d'autres, aident en effet à «passer d'une “conscience pratique” à une “conscience discursive” de soi», pointent Béatrice Arruabarrena et Pierre Quettier dans leur article. L'idée étant de «collecter des données comportementales» et, par leur analyse, d'«acquérir des connaissances» sur soi-même puis de s'en servir pour «opérer des changements»: «En mesurant leurs activités, en documentant les situations, [les usagers] s'automanipulent, dans l'intention d'agir positivement sur eux-mêmes».

Je me dis que beaucoup font sans doute mieux que moi. En plus, ils voient quand tu es au ralenti à 3 kilomètres/heure! C'est comme quand tu vas dans une salle de sport, avec les gens super bien foutus qui te regardent.
Alexandre, utilisateur de Freelitics

Les chiffres récoltés deviennent alors une façon de s'évaluer, de se mesurer. Et l'examen des datas peut conduire à «une injonction à se réguler et se contrôler, analyse Bastien Soulé. Les applis fournissent des outils plutôt valorisants, qui montrent que l'on est moderne et technophile, pour changer et prendre soin de soi et de sa santé. C'est individualiste dans le sens où chacun est entrepreneur de soi». Aussi parce que les statistiques participent de la construction de l'identité des utilisateurs et des utilisatrices.

Identité embarquée

«Certains ne dévoilent pas toutes leurs sorties, indique le sociologue. S'ils ont fait une compétition le week-end et, le lundi, sortent pour se défouler, soit ils ne vont pas la rentrer dans l'appli, soit ils vont l'intituler “sortie de récupération” ou “sortie avec ma copine”, pour indiquer qu'ils ne sont pas dans leur optique de performance habituelle.»

C'est aussi ce que remarquent ses collègues scientifiques dans leur article: les données permettent de «façonner des représentations symboliques» de soi. On comprend mieux qu'Alexandre ne souhaite pas partager ses stats en temps réel: «Je me dis que beaucoup font sans doute mieux que moi. En plus, ils voient quand tu es au ralenti à 3 kilomètres/heure! C'est comme quand tu vas dans une salle de sport, avec les gens super bien foutus qui te regardent».

Idem d'Édith, qui a été blessée l'année dernière et vit mal ce «trou» de quelques mois sur son appli pendant lequel elle n'a «pas continué à accumuler les kilomètres». Pourtant, lorsqu'elle a recommencé à courir, elle n'a pas embarqué de suite son téléphone afin d'éviter de «tout fausser»: «J'ai eu le droit de reprendre sur un protocole très réglementé du kiné –courir une minute, m'arrêter une minute. Même si je ne fais pas des moyennes, je n'ai pas voulu le mettre dans mon appli, je n'avais pas envie de voir que j'avais couru 2 kilomètres dans mon historique. Je ne l'ai réutilisée qu'au moment où je savais que je tenais mes 10 kilomètres».

Si les stats sont aussi vécues comme une extension de soi, normal de ne pas apprécier quand elles sortent de la «norme» –tant la sienne que celle des autres– et traduisent une image de soi pas au top. Tout comme de les scruter presque obsessionnellement quand elles viennent flatter l'ego ou aider à trouver de l'énergie, tant mentale que physique, pour un dernier sprint ainsi qu'une appréciation positive de soi.

En ce moment

Le mois des fiertés LGBT+, ou quand les entreprises chassent le «pink dollar»

Biz

Le mois des fiertés LGBT+, ou quand les entreprises chassent le «pink dollar»

Pour mériter cet argent, un seul mot: cohérence.

Comment le Groupe Wagner cherche à recruter sur les réseaux sociaux

Et Cætera

Comment le Groupe Wagner cherche à recruter sur les réseaux sociaux

En français, en espagnol, ou encore en vietnamien, la milice veut ratisser large.

SafetyWing, la start-up dans laquelle tout le monde gagne le même salaire

Biz

SafetyWing, la start-up dans laquelle tout le monde gagne le même salaire

Qui que vous soyez, où que vous viviez.