Paula n’a jamais été du matin. Au lycée et pendant ses études, elle arrivait régulièrement en retard. La fonction snooze faisait partie intégrante de son rituel matinal, au grand dam de ses colocataires.
À l’époque, cette étudiante de Sciences Po Lille vivait dans une maison avec quatre autres personnes. «Ils n’en pouvaient plus d’entendre mon réveil sonner pendant une heure le matin», se souvient la jeune femme en rigolant.
C’est l'une de ses colocataires qui lui a parlé de l’application Sleep Better, supposée «améliorer» ses habitudes de sommeil, notamment grâce aux réveils intelligents.
Accro aux courbes
«Avant de m’endormir, je rentrais l’heure à laquelle je voulais me réveiller. En fonction de mes cycles de sommeil et de mes mouvements enregistrés, l’application était censée détecter l’heure optimale pour faire sonner l’alarme, avec une fourchette de trente minutes», détaille Paula.
Au réveil, la jeune femme pouvait admirer le bilan de sa nuit: un graphique complexe fait de courbes de couleurs représentant «les pics d’éveil», «d’endormissement» et de «sommeil profond». L’application lui indiquait ensuite le pourcentage d’efficacité de son sommeil.
«C’est vrai que quand le réveil sonnait, je me sentais beaucoup moins fatiguée, mais je ne sais pas si c’était réel ou si c’était un effet placebo», s'interroge Paula.
J’ouvrais l’œil avec le réveil intelligent, puis je me rendormais jusqu’à ce que mon vrai réveil sonne, donc ça ne servait à rien.
Pendant une ou deux semaines, l’étudiante a eu le temps de se préparer tranquillement et de prendre un petit déjeuner avant de partir en cours, mais ses vieux démons l’ont rapidement rattrapée.
«J’ouvrais l’œil avec le réveil intelligent, puis je me rendormais jusqu’à ce que mon vrai réveil sonne, donc ça ne servait à rien. Et puis je commençais à devenir accro à mes courbes de sommeil, c’était bizarre», confie-t-elle. Elle a arrêté d'utiliser l'application peu de temps après.
Estimation des cycles
Comme Paula, de plus en plus de personnes soucieuses de leur sommeil téléchargent ces applications. Sleep Better, Autosleep, Sleepbot, Ironfle, toutes promettent de nous aider à optimiser notre sommeil. Mais comment?
La plupart du temps, il s'agit d'analyser les différentes phases de nos nuits: sommeil lent profond, sommeil paradoxal, réveils, mouvements ou ronflements. En fonction des résultats, les applications déterminent une durée idéale de sommeil par nuit, estiment les cycles et nous réveillent au meilleur moment, grâce à un système de réveil intelligent.
Il existe d'autres solutions connectées destinées à favoriser l’endormissement et le réveil, notamment la luminothérapie de SleepCompanion ou encore Dreem.
Cette dernière, très prometteuse start-up française, s’est lancé le défi de révolutionner nos nuits grâce à un bandeau connecté, polysomnographe grand public de haute technologie, muni de multiples capteurs (électroencéphalographe, oxymètre de pouls, accéléromètre, etc.).
Connecté à une application, le bandeau Dreem est censé stimuler le sommeil profond en envoyant des sons à des moments précis durant la nuit.
Effet placebo et orthosomnie
Michael, développeur web, en a fait l’expérience. Sans troubles nocturnes particuliers, ce jeune homme de 23 ans voulait simplement «améliorer son sommeil».
«J’ai trouvé que l’application était très bien conçue, on comprenait bien les différentes périodes de la nuit. Il y a aussi des programmes de relaxation très bien faits pour s’endormir, mais je n’ai pas l’impression que cela ait changé quelque chose sur ma façon de dormir», témoigne-t-il.
On finit par croire que l’on a mal dormi en voyant le graphique, alors qu’on ne se sentait pas fatigué. On se crée un problème que l’on n'avait pas à la base.»
À l'image de Paula, Michael pense avoir été victime d’un effet placebo: «L’application nous conseille un temps de sommeil: par exemple, pour moi, c’était 8h30. Et à la fin de chaque nuit, on reçoit une sorte de compte rendu qui nous indique si l’on a rempli notre objectif ou non. Quand en me levant, je voyais: “Vous avez dormi 90% du temps recommandé”, je me sentais très en forme; au contraire, je pouvais me sentir fatigué juste en voyant 50%.»
Comme l'explique Maxime Elbaz, docteur en neurosciences au centre du sommeil de l’Hôtel-Dieu à Paris et spécialiste des objets connectés, le phénomène est répandu et a même un nom: l’orthosomnie. «C’est quand on se fie davantage aux courbes de l’application qu’à notre propre ressenti, décrit-t-il. On finit par croire que l’on a mal dormi en voyant le graphique, alors qu’on ne se sentait pas fatigué. On se crée un problème que l’on n'avait pas à la base.»
À force de regarder sans cesse son téléphone pour savoir si l’on a bien dormi ou non, le sommeil finit par devenir une obsession. Et c’est là que le piège se referme: «Le sommeil est une affaire de lâcher-prise et de laisser-aller, c’est tout l’inverse de l’obsession.» À vouloir à tout prix bien dormir, on finit par devenir insomniaque.
Rien ne vaut le bon sens
Selon le docteur Elbaz, qui a lui aussi créé une application, iSommeil, ces technologies peuvent être une bonne chose si elles sont utilisées comme un premier pas avant une consultation. Mais il serait trompeur d'affirmer qu’elles «améliorent le sommeil».
«Aller dire à un insomniaque qu’il va retrouver le sommeil grâce à une application, c’est mensonger. Cela se passe au niveau du cerveau, donc un téléphone ne peut rien faire ça. Et même le bandeau Dreem a à mon avis ses limites», note le médecin.
À en croire ses dires, les meilleurs remèdes à l’insomnie seraient plutôt à chercher du côté des méthodes de grand-mère ou du bon sens: se coucher et se lever toujours à la même heure, week-end compris, éviter le café après 14 heures, fuir les écrans le soir, favoriser les sucres lents pour le dîner, s’exposer le plus possible à la lumière du jour, faire du sport, etc.
Lassé de chercher son bandeau tombé au fond de son lit le matin, Michael a lui aussi renoncé à perfectionner ses performances nocturnes. Paula a de son côté choisi de revenir à des méthodes plus simples, et s’est acheté un réveil. L'histoire ne dit pas ce qu'en pensent ses collocataires.