Ploc, ploc, ploc: les gouttes se mettent à tomber. D'un geste anodin, vous allumez vos essuie-glaces, à une vitesse intermédiaire. Faisant une petite pause entre chaque passage, ils glissent tranquillement devant vos yeux. Ce petit ballet intermittent, si innocent, si banal, est la matérialisation de l'histoire folle et épique de Robert Kearns, et de son combat d'une vie contre le géant Ford.
Déroulé par The Hustle, ce récit d'un petit Géo Trouvetou anonyme contre le Goliath automobile qu'est Ford est si fort qu'Hollywood s'en est emparé pour un film sorti en 2008, et titré en France Un éclair de génie.
Robert Kearns est né en 1927. Pas de hasard dans sa passion pour les mécaniques automobiles, dont il fera son métier: c'est à Détroit qu'il est né, c'est à quelques encablures de cette glorieuse Motor City qu'il s'est émerveillé pour le Ford River Rouge Complex, alors la plus grande usine du monde.
Kearns étudie l'ingénierie. Il s'essaie à diverses inventions sans lendemain, dont un peigne-distributeur de gel coiffant, mais sait déjà que son avenir d'inventeur passera nécessairement par l'automobile. «Si vous êtes réellement un inventeur, si vous voulez vraiment atteindre les gens, il faut inventer pour l'automobile», a-t-il expliqué à John Seabrooke du New Yorker.
Son idée de génie lui vient en 1962. Quelques années plus tôt, le soir de son mariage, l'ouverture malhabile d'une bouteille de champagne lui a coûté un œil. Un handicap certain. Notamment lorsqu'il conduit, et qu'il pleut: les essuie-glaces d'alors ne disposent que de deux vitesses continues, rapide ou lente, ce qui le gêne considérablement.
Eurêka! Un essuie-glace intermittent, «clignant» comme le fait un œil et dont la vitesse serait plus finement réglable, serait plus efficace, plus agréable et plus sécuritaire. Il s'enferme chez lui et conçoit un prototype. Son plan? Présenter son invention aux constructeurs automobiles, leur vendre une licence, le produire pour eux. Garder le contrôle, et devenir riche –une telle option, payante, serait nécessairement bientôt vendue avec chaque automobile mise sur le marché.
Licencié sans licence
Il réussit à arranger un rendez-vous de 45 minutes avec une équipe d'ingénieurs de chez Ford. Ils montrent un certain intérêt pour l'invention, dont les rouages sont dissimulés dans un boîtier rouge, mais expliquent à Kearns qu'un tel essuie-glace doit fonctionner 3 millions de fois pour être aux standards du constructeur. Il repart, colle son bidule dans un aquarium plein d'eau et de poussière, le fait fonctionner 6 mois sans discontinuer et, en novembre 1967, dépose un brevet.
Cette fois, Ford semble convaincu. La firme accepte d'engager Kearns mais à une condition: puisque son invention est relative à la sécurité, son fonctionnement doit être dévoilé avant la signature du contrat. N'y tenant plus, Kearns révèle ses secrets et est embauché. Puis viré, à peine sept mois plus tard. L'entreprise lui explique qu'elle a créé ses propres essuie-glaces intermittents, et qu'elle n'a donc plus besoin de ses services.
Comme l'explique The Hustle, les essuie-glaces de Ford se retrouvent sur une Mercury en 1969. L'idée se répand ensuite comme une traînée de poudre: très vite, Chrysler, General Motors, Mercedes, Saab, Honda, Volvo et les autres proposent la même option. À chaque fois, c'est une copie exacte du mécanisme inventé par Kearns: l'inventeur s'est fait spolier, dans les très grandes largeurs.
C'est ce que les anglo-saxons nomment un «efficient infringement», soit une «contrefaçon efficace»: pour les grandes firmes, et parce que les petits inventeurs anonymes n'ont souvent pas les millions nécessaires à une grande action en justice, il est souvent moins coûteux de violer un brevet que de les payer.
Kearns en tombe malade, et doit être un temps interné dans un établissement spécialisé. Requinqué, il décide d'attaquer Ford en 1978: il réclame 350 millions de dollars de dédommagement, 50 dollars pour chaque véhicule vendu avec son invention. Le constructeur fait traîner la procédure. Kearns y consacre son énergie, et plus encore: tout ceci finit par lui coûter son mariage, et peut-être une partie de sa raison.
En 1990, le procès a enfin lieu. Ford a alors vendu 20,6 millions d'automobiles avec essuie-glaces intermittents mais, loin des 350 millions de dollars initialement réclamés, la justice ordonne de verser la somme de 10,2 millions de dollars à Kearns.
Entre-temps, l'inventeur a changé de vie, s'est retiré dans les forêts du Maryland. Mais il n'a pas totalement lâché sa création: il intente également un procès à Chrysler qui, cette fois, doit lui verser 18,7 millions de dollars. D'autres procédures sont engagées contre dix-huit firmes, qui échouent toutes pour diverses raisons, parfois étonnantes –dans l'un des cas, son fils Dennis a obtenu certains documents en entamant une romance avec une employée de l'entreprise visée.
Millionnaire, n'ayant néanmoins jamais réussi à récupérer le contrôle d'une invention désormais présente sur des dizaines de millions d'autos à travers le monde, Kearns décède en 2005. Pour beaucoup, il est devenu le symbole de la lutte des génies anonymes contre les grosses corporations, et contre une politique du «vole aujourd'hui, paie plus tard» que les ogres du numérique connaissent également par cœur.