C'est une chose que les tifosis, ces amoureux transis de Ferrari, savent bien –ils en ont en effet versées, des larmes de rage en 2022, à cause des erreurs stratégiques de l'écurie, si nombreuses qu'elles ont coûté sa place au patron, Mattia Binotto, à la fin de la saison: en Formule 1, il suffit d'une mauvaise décision prise au mauvais moment, de quelques secondes de retard ou d'avance, et c'est une victoire que l'on jette aux orties, une place en championnat que l'on perd et des millions de dollars qui s'envolent.
Ordinateurs sur pattes, les chiefs strategists des écuries sont les personnes qui, pendant une compétition, ingèrent les tonnes de données que génèrent en permanence les autos et les courses. Ces hommes et ces femmes sur les épaules desquels tout repose décident en temps réel et en une fraction de seconde si un pilote doit ou non, par exemple, s'arrêter au stand pour changer de gomme et ainsi couper l'herbe sous le pied de son adversaire direct en pratiquant ce que l'on nomme un «undercut».
Des données qui déferlent en permanence par gigaoctets et des décisions à prendre à la vitesse de l'éclair... Ne serait-ce pas le terrain de jeu idéal de l'intelligence artificielle, qui semble avoir été conçue précisément pour ce genre de tâche?
La data, c'est mon dada
La Formule 1 étant, par nature, le pinacle technologique des sports mécaniques, elle fait usage d'intelligences artificielles depuis déjà longtemps. Et ce, par exemple, dès la conception des automobiles grâce au «design génératif» («generative design»), méthode également utilisée dans l'aéronautique et qui permet de concevoir un objet aux propriétés supposées idéales autour d'un ensemble donné de besoins et de contraintes.
Alimentée par (et alimentant) les très coûteux simulateurs dont les écuries disposent, elle peut également, au début d'un week-end de Grand Prix, donner quelques premières pistes aux ingénieurs quant aux meilleurs réglages à adopter pour une performance optimale –la conduite «aux fesses» des pilotes et leur ressenti fin fera leur reste.
Alors, quid de la stratégie? Les écuries, bien sûr, se penchent également sur la question. Comme l'écrit Jonathan Noble dans Autosport, c'est notamment le cas de McLaren et de son partenaire technique Splunk, qui commencent à tester diverses choses. Virtuellement d'abord: c'est en implémentant et testant leurs systèmes sur l'équipe virtuelle de l'écurie, McLaren Shadow Project, qu'ils se sont rendu compte de l'apport de la technologie en la matière.
«Cette strate supplémentaire que nous a offert Splunk, et je ne me lasse pas de le dire, est l'une des choses les plus cools que j'aie pu utiliser», s'enthousiasme le pilote virtuel Lucas Blakeley à propos des outils de suivi et de prédiction fournis par l'entreprise. Il peut être baba: il est le champion en titre. «Ça a absolument tout changé, abonde d'ailleurs Ed Green, de McLaren. Je pense que ça a beaucoup joué dans le nombre de victoires que nous avons atteint, ce qui nous a menés à remporter le championnat.»
Il est infiniment plus rapide et simple d'implémenter de tels systèmes d'analyse et de décision dans une équipe virtuelle, les enjeux sportifs, techniques et financiers étant infiniment moindres qu'avec une équipe de F1 «en dur» et les dizaines d'ingénieurs et camions de matériels qui se trimballent de Grand Prix en Grand Prix.
Humans after all
Splunk et McLaren ont néanmoins commencé à expérimenter certains de ces outils dans la vraie vie, sur de vrais circuits. Au point de songer à remplacer les stratèges de chair et d'os de l'écurie? Pas encore, loin de là.
«Ce que nous faisons, c'est regarder la probabilité que quelqu'un s'arrête au stand, en fonction de ses performances, précise James Hodge, de Splunk. On peut par exemple commencer à détecter la dégradation des pneumatiques dans les temps au tour, ce qui va sans doute ouvrir une fenêtre pour un arrêt au stand. Nous en sommes là. Nous ne sommes pas encore au point où nous pouvons demander à la machine “Lance une course et prédis tout ce qui va se passer”, mais nous apportons clairement quelque chose à l'arbre de décision.»
Et Ed Green d'énumérer toutes ces petites choses qu'aucune machine, à ce jour, est capable d'analyser, quelle que soit la quantité astronomique de données brutes qu'elle peut avaler –le style particulier de chaque pilote, l'effet de leurs coups de barre ou de leurs regains de forme, les écueils imprévisibles propres à chaque course, et à sa nature compétitive et interactive.
C'est sans doute une bonne chose –ou plutôt une chose vitale pour la survie de la Formule 1 en tant que sport et spectacle plutôt qu'en tant que simple vitrine technologique. «Je joue à des simulations, poursuit James Hodge, interrogé par Autosport. Je ne suis pas très fort, mais j'aime ça. Mais si je me bats contre une IA, je ne suis jamais pleinement satisfait. Il manque un aspect dramatique, j'ai battu un ordinateur.»
«On a toujours besoin des éléments sportifs, de certains talents uniquement humains pour offrir de la théâtralité, des héros et des vilains», ajoute-t-il. Les producteurs de Drive to Survive, la très scénarisée série de Netflix qui a remis la Formule 1 au centre des attentions mondiales, seront sans doute pleinement d'accord.
Les Saoudiens, qui souhaitent mettre 20 milliards de dollars sur la table pour racheter les droits commerciaux de la discipline, aussi: à ce prix, ce ne sont sans doute pas des ordinateurs qu'ils souhaitent acquérir, fussent-ils les stratèges les plus sûrs au monde.