Souvent associé·es au stéréotype du no life ou à l'addiction que peut provoquer le jeu, les gamers ont plutôt mauvaise réputation dans le monde professionnel. Pourtant, certain·es développent des compétences transposables en entreprise et des comportements essentiels pour le management: gestion de projet, travail en équipe, combinaison de talents, pilotage de la performance, planification, suivi des ressources, coordination, stratégie et leadership. En recruter peut apporter des solutions originales et efficaces aux challenges des entreprises modernes.
Jeu et entreprise: des organisations comparables
Un jeu est caractérisé par un ensemble de personnes, un ensemble de stratégies et d'actions possibles, des récompenses en fonction des performances et des profils de chacun·e. Le tout encadré par des règles du jeu. Les marchés eux aussi sont caractérisés par un ensemble de concurrents, de client·es et de fournisseurs qui doivent atteindre des objectifs et prendre des décisions cruciales pour améliorer leur rentabilité et conquérir des parts de marché, tout en respectant la législation. On peut établir un parallèle ente les compétences, les activités et les objectifs des adeptes du jeu et ceux des équipes qui managent.
Dans le très populaire jeu Fortnite: Save the World, jusqu'à quatre personnes impliquées dans le jeu dotées de quatre classes de compétences –la construction, l'aventure, les attributs propres aux ninjas et ceux qui caractérisent la soldatesque– s'associent pour survivre ensemble dans un monde post-apocalyptique peuplé de zombies. L'univers hostile dans lequel les personnages évoluent dispose d'une économie et d'une monnaie propre. Des événements imprévisibles se produisent. Les participant·es doivent acquérir et optimiser leurs ressources, établir des stratégies, anticiper les dangers, réaliser des transactions, créer des armes et des pièges, construire des fortifications et développer leurs compétences et leur expérience.
Bande annonce de Fortnite.
Dans Fortnite, les vagues de tempêtes et d'attaques de zombies peuvent être considérées comme une métaphore organisationnelle des vagues de changements et d'agressions que subissent les entreprises, de plus en plus intenses et de plus en plus rapprochées. Pour les habitué·es de Fortnite, cette instabilité n'est pas une anomalie: elle est naturelle. Les adeptes du jeu ont adopté les réflexes nécessaires pour savoir comment agir en fonction de paramètres imprévisibles, de manière à optimiser la croissance comme les performances individuelles et collectives. Pour contrer ces menaces, les membres de la communauté qui jouent sont capables de décider ensemble de la bonne action à mener et du moment idéal pour en amplifier les effets.
Les jeux vidéo plus formateurs que l'école
Certains jeux très populaires peuvent être considérés comme des formations plus performantes que celles délivrées dans les écoles ou les entreprises. C'est d'ailleurs ce qu'ont compris les grands groupes et les universités qui utilisent des serious games pour recruter et former leurs collaborateurs ou leurs étudiant·es. Les qualités immersives des jeux vidéo, amplifiées par les dernières technologies comme la 3D et la réalité augmentée ou virtuelle, contribuent à de meilleures performances d'apprentissage et de mémorisation.
Dans un MMORPG (massively multiplayer online role-playing game, ou «jeu de rôle en ligne massivement multijoueurs»), les personnes qui participent évoluent au sein d'une guilde, c'est-à-dire d'un groupe organisé dont les membres collaborent pour atteindre ensemble des objectifs communs. La personnes qui est à la tête de la guilde recrute les membres de son équipe selon leur savoir-faire et savoir-être, et «licencie» quiconque ne répond pas aux exigences de performance ou qui ne se comporte pas dans l'intérêt du groupe.
Être à la tête d'une guilde suppose d'exercer ses talents de communication à distance avec des partenaires dont la culture, la génération et le profil socio-économique varient autant que leur nombre. Des paramètres qui contribuent à créer une motivation, une cohésion et un sentiment d'appartenance très fort parmi des profils pourtant hétérogènes qui accomplissent des missions et réalisent des exploits dans le jeu.
Les guildes dans World of Warcraft.
Dans les jeux d'heroic-fantasy tels que World of Warcraft ou Dark Age of Camelot, l'objectif est d'accomplir des quêtes et d'affronter les autres royaumes. Des guildes de dizaines ou de centaines de personnes, dont certaines jouent professionnellement, s'organisent pour être les plus performantes et conquérantes. Le jeu favorise le partage de connaissances et de compétences, stimule la motivation, permet d'échanger codes et pratiques tout en communicant sur l'histoire et l'identité. Diriger une guilde ne va pas sans une maîtrise de la communication appliquée aux mondes virtuels ni sans une capacité à passer d'une activité à une autre sans perte de productivité et sans commettre d'erreur.
Les qualités requises et acquises au plus haut poste de la guilde sont assimilables à la gestion de projets caractérisée par des exigences de rigueur et d'obéissance afin d'obtenir les résultats souhaités dans les délais et avec les ressources disponibles. Le bon leadeship suppose de faire appel à la pensée divergente pour détourner les éléments disponibles de leur usage et bricoler des solutions originales et pertinentes.
Manager et entreprendre comme on joue
Les MMORPG sont des mondes virtuels dans lesquels un très grand nombre de personnages interagissent, évoluent et vivent des aventures. Ces jeux ont été pointés du doigt pour leurs effets addictifs et leur impact négatif sur la vie sociale. Mais si parmi les adeptes se trouvent des accros au jeu qui peuvent avoir des comportements autodestructeurs dangereux pour leur santé, d'autres développent leur intelligence, leur créativité, leurs compétences, et leurs comportements d'une manière qui peut être très utile aux entreprises.
Conférence TED de Daphné Bavelier: «Votre cerveau sous jeux vidéo.»
Pour jouer à Second Life, créé en 2003 par Linden Lab, les participant·es sont invité·es à s'inventer une ou plusieurs identités et à vivre d'autres vies virtuellement, notamment en y exerçant un métier qui sera l'occasion d'apprendre à créer et à gérer une entreprise. Cette entreprise peut même générer des revenus dans le monde réel et devenir leur activité principale. Ailin Graef est devenue le «Rockefeller de Second Life» grâce à son avatar Anshe Chung, qui lui a permis de gagner son premier million de dollars en 2006 en tant qu'agent immobilier virtuel. Elle a ensuite employé des centaines de personnes dédiées à la programmation et des professionnel·les du design pour développer ses produits avant d'investir dans plusieurs entreprises de gaming dont Frenzoo, l'empire de la mode virtuelle.
Que ce soit sur YouTube ou sur Twitch, start-up rachetée 970 millions de dollars (soit 866,4 millions d'euros) par Amazon en 2014, l'e-sport est également un bon moyen pour les gamers de créer leur business. En tant que streamers, ces personnes vont pouvoir diffuser leurs parties aux viewers qui s'abonnent à leur chaîne et interagir avec cette communauté via une chatbox. Des tournois sont organisés pour certains jeux comme DOTA 2, jeu d'arène de bataille où deux équipes s'affrontent pour prendre le contrôle du territoire de l'autre et détruire sa base. Les dotations de ces tournois diffusés en live sur des plateformes de streaming peuvent atteindre des dizaines de millions de dollars.
Pourquoi le tournoi international de DOTA 2 propose le plus grand prix de l'e-sport.
Savoir les accueillir
Au-delà du fait que jouer est plutôt mal perçu dans le monde professionnel, la plupart des organisations ne proposent pas des conditions favorables pour accueillir ces adeptes du jeu vidéo. Un environnement de travail vertical, hiérarchique, bureaucratique, cloisonné et rigide n'est pas du tout adapté pour de tels profils qui le jugent obsolète et inopérant. Mieux vaut leur proposer d'évoluer dans des organisations horizontales, transverses, dynamiques, agiles, décloisonnées et adhocratiques qui correspondent mieux à leurs pratiques.
Les services de ressources humaines se retrouvent confrontées à la difficulté de contacter, d'attirer, d'intégrer et de conserver ces talents sans leur imposer un formatage qu'ils rejetteront ou qui les mettrait dans une situation de marginalisation vis-à-vis de leurs collègues. Dans ce contexte, les gamers vivent le management à la manière dont le décrit Peter Drucker: une façon de rendre le travail plus difficile en créant des contraintes inutiles. Les organisations ont donc aujourd'hui tendance à inhiber leur créativité et leurs initiatives par leur rigidité. Les modes de communication sont également trop formels, sans la spontanéité et la sincérité qui les mettraient en confiance.
Jouer, c'est aussi avoir la possibilité de travailler à distance, avoir des horaires flexibles et des feedbacks très réguliers sur les missions précises à accomplir. En engageant des personnes qui jouent, il faut s'attendre à mettre à leur disposition les meilleures technologies, hardware et software, pour assurer leur compétitivité et pour leur donner les outils de travail nécessaires à favoriser leur performance organisationnelle. Les gamers acquièrent par le jeu des talents extraordinaires qui peuvent être salutaires aux entreprises. Les recruter peut se révéler une stratégie prometteuse, à condition de savoir les accueillir.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.
