Le long article que consacre Wired à Gus Weiss, décrit comme un «mastermind de la Guerre froide», commence par la fin. Le 25 novembre 2003, onze étages sous le balcon de l'appartement qu'il occupait dans l'immeuble du Watergate, le corps de l'homme est retrouvé, brisé et inerte, sur le trottoir. Suicide, concluent les autorités.
Quelques proches et collègues de cet homme plusieurs fois décoré, notamment de la Légion d'honneur, doutent pourtant fortement des conclusions de l'enquête. Il y a de quoi. Lors de sa longue carrière dans le renseignement américain, Weiss a manipulé un nombre incalculable de secrets d'État et dupé plus d'ennemi·es encore –de quoi ouvrir l'imagination à de tout autres thèses.
Gus Weiss, à qui ont été consacrés de multiples portraits ou émissions, fut l'un des hommes clés des opérations de contre-espionnage des États-Unis et du bloc de l'Ouest. Son génie de stratège machiavélique l'a notamment placé à l'épicentre de la fameuse affaire Farewell, qui fut l'un des déclencheurs du délitement final de l'URSS.
À Harvard dans les années 1950, l'Américain étudie la «computer science» naissante, l'économie et les mathématiques, et se passionne en particulier pour la théorie des jeux. Sous Nixon, il entre au Conseil de sécurité nationale, où il navigue entre études économiques et collaboration avec la CIA.
De manière obsessionnelle, il s'interroge très tôt sur les transferts technologiques insoupçonnés entre les deux blocs. Il constate que, dans les domaines militaire et spatial notamment, l'Union soviétique rivalise avec l'excellence technologique des États-Unis, pourtant bien plus riches et théoriquement plus avancés dans leur maîtrise de l'informatique et des microprocesseurs.
Du scotch sous les semelles
En pleine phase de détente, il soupçonne donc le KGB d'utiliser ses nombreuses taupes pour effectuer des vols massifs de connaissances. Il est alors peu écouté, mais il ne se trompe pas. Dans une monographie qu'il signe, il raconte par exemple comment, lors de la visite semi-officielle d'une usine de semi-conducteurs, des ingénieurs-barbouzes avaient placé du scotch sous leurs semelles pour récolter des échantillons des matériaux.
Las de lancer des alertes ignorées par son gouvernement, Weiss forme dans les années 1970 une officine discrète nommée l'American Tradecraft Society (ATS), composée de scientifiques et d'analystes travaillant pour la CIA, la NSA, le FBI et d'autres organes officiels liés à la défense ou au renseignement américain. L'ATS n'a aucune existence officielle, pas de statut, de budget, de règle –Weiss y est connu comme le «Marquis».
Cette société est responsable de quelques jolis coups d'éclats. En 1982, elle prévient les douanes américaines que le KGB tente, pour la seconde fois, de faire sortir illégalement du pays le matériel nécessaire à confectionner des processeurs. 6.000 tonnes de précieux atouts technologiques sont ainsi, au nez et à la barbe de l'agence soviétique, remplacées par du sable –accompagné d'un petit mot apparemment moqueur, raconte légende et témoins.
Sous les administrations Ford puis Carter, l'Américain mène une belle carrière, conservant un accès constant à des données sensibles. Puis arrivent les années 1980. De l'autre côté du rideau de fer, le lieutenant colonel Vladimir Ippolitovitch Vetrov est la Némésis de Gus Weiss.
Après quelques années de barbouzeries de haut vol en France, il retourne à Moscou, où il travaille pour la Direction T, T pour technologie: il est chargé de superviser le vol de secrets industriels et militaires occidentaux par le KGB.
Mais Vetrov est un homme amer, frustré par le retard de l'URSS, vexé par le manque de reconnaissance et d'avancement. Comme le narre L'Affaire Farewell de Christian Carion, Vetrov retourne alors sa veste et décide de mettre ses savoirs au service de la direction de la Surveillance du territoire (DST). Il sait ce que les Soviétiques veulent et connaît la manière dont ils comptent arriver à leurs fins: la France met ainsi la main sur l'agent double le plus précieux de la guerre froide.
Farewell, USSR
Fraîchement élu, le président Mitterrand met Ronald Reagan au courant de l'affaire, qui à son tour met la CIA sur le coup. Weiss analyse la somme de documents fournis par Farewell, qui confirment son obsession: l'URSS vole bel et bien au bloc capitaliste des quantités astronomiques de secrets technologiques, ce qui lui permet de combler une partie de son retard de manière artificielle.
Gus Weiss a alors une idée géniale, qui deviendra le plan «Kudo»: fournir aux Soviétiques tout ce qu'ils souhaitent, mais modifier de manière subtile et furtive les plans, machines, produits ou secrets volés pour que leur mise en œuvre échoue.
Son coup de maître concerne le pipeline que l'URSS souhaite installer entre la Sibérie et l'Europe, crucial pour sauver l'économie du pays d'un naufrage annoncé. Pour qu'il fonctionne, ses concepteurs et conceptrices avaient besoin d'un logiciel complexe, capable de réguler la pression à l'intérieur de la structure. Le temps étant de l'argent et les Soviétiques manquant des deux, le KGB a cherché à voler la technologie à l'Ouest.
Qui, subrepticement, la lui a offerte. Sur un plateau mais volontairement buggé, suffisamment pour qu'en 1982 le système s'effondre et qu'une explosion massive, d'une puissance estimée à 3 kilotonnes, éventre la structure.
Mis en musique par Weiss, le vaste plan Kudo a ainsi abreuvé l'URSS de secrets vérolés, technologies faussées et concepts foireux. Ces boules puantes, illusions d'optique et tours de passe-passe ont coûté des milliards à l'économie soviétique.
Déjà exsangue, le pays a fini à genoux avant d'expirer, achevé par la trop dispendieuse Initiative de défense stratégique –la fameuse «guerre des étoiles», voulue par un Ronald Reagan que Weiss aurait largement contribué à convaincre.