L'histoire de la musique l'a prouvé à maintes reprises: les nouvelles technologies sont une source d'inspiration perpétuelle pour les compositeurs et compositrices.
Le bidouillage d'un instrument, le détournement d'un son ou un heureux accident de manipulation peuvent déboucher sur des inventions majeures, comme par exemple un nouvel instrument, une nouvelle technique d'enregistrement, voire un nouveau genre musical. Dans ce domaine artistique comme dans d'autres (l'art contemporain, en particulier), l'intelligence artificielle (IA) est de plus en plus utilisée comme une muse.
Harmonie et formules mathématiques
Dès les premiers balbutiements des ordinateurs, des chercheurs se sont appuyés sur l'IA pour composer des morceaux. Dévoilée en 1957, «Illiac Suite» est souvent considérée comme la toute première composition réalisée par une machine.
À l'origine de ce projet, le compositeur américain Lejaren Hiller a fondé l'Experimental Music Studio à l'Université de l'Illinois à Urbana-Champaign. Épaulé par Leonard Issacson, lui aussi compositeur et professeur de cette université, il imagine ce concept de musique assistée par ordinateur, en décortiquant la manière dont s'articulent certaines œuvres de Bach.
Les deux musiciens-scientifiques programment une machine à cet effet, appelée l'ILLIAC I. Des formules mathématiques sont appliquées pour trouver une recette qui fonctionne harmonieusement: faire appel à la répétition, noter des suites d'accords qui marchent bien ensemble, avoir une progression qui mène jusqu'au final, etc.
Le résultat, «Illiac Suite», ou «String Quartet N°4», pose les bases, en quatre mouvements, d'un vaste terrain de jeu pour les musicien·nes qui aiment innover et jouer avec la technologie.
Le tube sur mesure
Soixante ans plus tard, ces relations entre la machine et l'être humain ne cessent d'évoluer. Pionnier en la matière, le leader de Massive Attack, 3D, s'intéresse à l'IA et aux robots depuis des années, autant dans sa musique que dans ses œuvres d'art. La dernière tournée de son groupe, pour célébrer l'album Mezzanine, comportait des visuels créés par l'artiste allemand Mario Klingeman, spécialiste de l'IA.
D'après Jean-Michel Jarre, qui s'est toujours passionné pour l'application de l'IA en musique, ces liens se sont resserrés depuis qu'un ordinateur a battu aux échecs le champion russe Garry Kasparov, en 1997.
«C'est là que le grand public a commencé à prendre conscience du transfert de pouvoir qui peut se produire entre la machine et l'homme, explique le légendaire musicien français. Depuis une dizaine d'années, les géants de l'informatique et du numérique se penchent sérieusement sur le développement d'algorithmes sophistiqués qui vont nous permettre de collaborer et éventuellement d'améliorer notre inspiration. Je travaille en ce moment là-dessus.»
Les algorithmes pourraient créer des musiques légèrement différentes pour chaque individu et le tube interplanétaire serait un ensemble de variations adaptées à chacun.
Le compositeur va encore plus loin dans sa passionnante réflexion: «À partir du moment où on admet que les émotions ne sont pas du domaine de la métaphysique ou du mystique, mais un phénomène biochimique dans notre cerveau (qui décrypte des informations sur ce qui va nous faire pleurer, rire, nous ennuyer, nous exciter), on peut tout à fait envisager que des algorithmes suffisamment développés vont pouvoir émettre et créer des émotions, par exemple déterminer quelle est la chanson qui va vous toucher personnellement, vous émouvoir, vous donner la pêche, quel accord ou quelles notes vont fonctionner sur vous plus que sur quelqu'un d'autre.»
«Les algorithmes pourraient créer des musiques légèrement différentes pour chaque individu et le tube interplanétaire serait un ensemble de variations adaptées à chacun. Je crois qu'on n'a pas vraiment envisagé tout ça, mais ça pourrait arriver. En 2019, le monde numérique essaie de cerner nos goûts et nos aspirations –de clients, nous devenons produits. Quand on voit tout ce qui s'est passé depuis 2009, on peut imaginer que dans les dix ans qui viennent, les algorithmes pourront nous donner ce dont on a besoin, pas uniquement ce qu'ils veulent nous vendre.»
L'IA est partout
Depuis quelques années, plusieurs songwriters visionnaires s'intéressent de près à l'IA. En décembre dernier, Holly Herndon, tête chercheuse américaine signée chez le prestigieux label 4AD, a sorti une collaboration avec l'artiste electro Jlin: la chanson «Godmother», fabriquée avec un programme d'IA nommé Spawn.
Dans un communiqué, Holly Herndon souligne que ce processus lui permet d'obtenir un résultat inédit: «En cultivant cette collaboration avec les capacités augmentées de Spawn, je suis en mesure de créer de la musique avec ma voix en surpassant de loin les limites physiques de mon corps.»
Eternal de Holly Herndon, extrait du très impressionnant album PROTO.
En 2012, sous la houlette du Computer Science Laboratory de Sony et de l'Université Pierre et Marie Curie, Flow Machines commence à élaborer des chansons par l'IA. Ce projet de recherche est dirigé par François Pachet, qui rejoint ensuite Spotify en 2016.
L'auteur-compositeur français Benoît Carré (alias Skygge) utilise ce prototype pour réaliser un pari fou en 2016: créer un morceau dans un style le plus proche possible de celui des Beatles, du champ lexical à la mélodie en passant par les chœurs et les harmonies vocales. Cela donne «Daddy's Car», chanson de sunshine pop pour laquelle Benoît Carré s'est chargé de l'arrangement, de la production et des paroles, le reste ayant été créé par l'IA à partir d'une base de données de chansons des Fab Four.
Des «faux» Fab Four.
Autre exemple –un peu moins réussi– par la même équipe: le morceau «Mr Shadow», composé par l'IA en puisant dans une base de données de jazz américain façon Duke Ellington, Gershwin ou encore Cole Porter (à partir de 450 partitions de standards du genre). L'enjeu est aussi d'obtenir des chansons agréables à écouter, et non pas des collages expérimentaux comme c'est parfois le cas ici. L'aboutissement de ces différentes expériences est l'album Hello World (2018), entièrement réalisé avec l'aide d'IA et d'artistes comme Stromae, les Pirouettes, C Duncan et Kyrie Kristmanson.
Le futur et ses limites
Pas une semaine ne passe sans l'annonce d'un nouveau projet liant IA et musique. En mars dernier, un générateur musical nommé Muzeek a fait son apparition sur le marché. Il génère des morceaux à partir d'arrangements acoustiques préalablement enregistrés en studio par des musicien·nes en chair et en os, avec la possibilité de synchroniser la musique obtenue avec des vidéos.
On passe un arrangement dans la machine qui en extrait la colonne vertébrale et, à partir de là, elle crée des variations.
Cofondateur de Muzeek en collaboration avec André Manoukian, Philippe Guillaud en explique le concept: «On a fait le choix d'utiliser de vrais instruments et on a des milliers de samples dans notre base de données. Notre système peut lui-même en créer de nouveaux, par exemple détourner un sample de piano pour avoir un nouveau son. La base de données s'agrandit au fur et à mesure que l'on invente de nouveaux morceaux.»
La solution Muzeek, présentée par elle-même.
«Pour résumer, on passe un arrangement dans la machine qui en extrait la colonne vertébrale et, à partir de là, elle crée des variations. Elle peut prendre la liberté de remplacer un instrument par un autre, de jouer avec certaines formules musicales tout en respectant les règles d'harmonie qui lui ont été inculquées. On peut choisir un genre musical, une ambiance, un tempo précis… Un seul arrangement peut donner lieu à des centaines de variations. Aujourd'hui, avec 80 arrangements, on a généré plus de 25.000 musiques.»
Certains de nos concurrents proposent des musiques réalisées à 100% par des ordinateurs, mais on trouve qu'il leur manque un élément-clé que la machine n'est pas capable de créer aujourd'hui: l'émotion.
Ici, l'IA est un outil de création au service de l'être humain. «Garder l'homme au centre de la création est essentiel, déclare Philippe Guillaud. L'IA ne doit pas remplacer les artistes. Sauvegarder la création des vrais artistes, compositeurs et musiciens, reste très important à nos yeux. Certains de nos concurrents proposent des musiques réalisées à 100% par des ordinateurs, mais on trouve qu'il leur manque un élément-clé que la machine n'est pas capable de créer aujourd'hui: l'émotion.»
La création musicale par le biais de l'IA a des limites, qui seront peut-être dépassées dans les années à venir, mais aussi des possibilités impressionnantes pour réaliser des prouesses.
En février dernier, Huawei a annoncé que son smartphone Mate 20 Pro avait terminé la Symphonie n°8 de Schubert, jusque-là inachevée depuis plus de 200 ans, grâce à l'IA et avec un coup de main du compositeur Lucas Cantor. L'intelligence artificielle suscite la curiosité, l'étonnement, parfois l'inquiétude mais surtout la fascination devant les innombrables exploits dont elle est capable.