Les emojis bisous convoient une valeur sentimentale variable. | Via Emojipedia / Montage korii.fr
Les emojis bisous convoient une valeur sentimentale variable. | Via Emojipedia / Montage korii.fr

Sur Twitter ou Messenger, les emojis ne remplacent pas vraiment la bise

Les émôticones qui se bécotent sont rarement utilisées sur internet pour s'envoyer des bisous virtuels.

«Si les emojis en forme de bouches en cul-de-poule bécotent généreusement les réseaux sociaux à coups d'air kisses (“baisers mimés”), notre bise nationale a bel et bien entamé sa décroissance», lit-on dans un article du Monde sur le toucher, paru en décembre 2019.

Statistiquement, l'affirmation est difficile à vérifier. Mais ce qui est sûr, c'est que des gens clament haut et fort leur détestation de la bise, alors que sur internet, les emojis qui bisoutent –😘, 😗, 😙 ou 😚– pullulent. Il suffit de lancer une simple recherche sur Twitter pour s'en convaincre.

Bouclier ou main tendue

Serait-ce une histoire de vases communicants? Plus la bise serait contestée IRL, ou du moins questionnée, plus l'on effleurerait de sa bouche virtuelle des joues numériques? Pas si sûr. L'utilisation des emojis online vient plutôt souligner la signification incorporelle de ce geste offline tout en renforçant la valeur sensible du baiser.

Comme le signale le philosophe du corps et professeur à l'université Paris-Descartes Bernard Andrieu, on peut avoir «une lecture protectionniste» de la présence de ces emojis qui se becquent sur internet. On s'en servirait comme d'un bouclier numérique, «pour tenir à distance, avoir des relations virtuelles qui ne deviendront jamais réelles, sans se couper de la sociabilité».

Toucher quelqu'un même à travers une image, une vidéo, sur WhatsApp ou ailleurs, reste une modalité de contact.
Bernard Andrieu, philosophe et auteur de «La langue du corps vivant»

En somme, on ferait plus fréquemment des poutous en ligne et par écrit pour éviter d'en réaliser de vrais. Après tout, seul l'écran est tactile. Envoyer en un clic une petite bouille ronde aux lèvres prêtes à transmettre des bisettes factices est parfait pour les haptophobes, qui craignent d'être touché·es.

Autre interprétation possible, à l'opposé de la première: «Le toucher n'a pas disparu, pointe Bernard Andrieu, également auteur de l'ouvrage La langue du corps vivant. Toucher quelqu'un même à travers une image, une vidéo, sur WhatsApp ou ailleurs, reste une modalité de contact.»

Sous ce prisme, les emojis symbolisent «un rituel d'approche, d'introduction relationnelle», et sont une porte ouverte à une familiarité et une camaraderie IRL.

Convoyeurs de sentiments

Pourtant, que l'on rédige des messages contenant des emojis bisous pour indiquer des émotions sans avoir à les incarner ou que l'on cherche, à l'inverse, à dévoiler son affection et sa tendresse (voire son envie d'intimité), on ne s'embrasse en réalité pas vraiment.

Ce n'est pas seulement parce qu'il n'y a pas de contact au sens propre, mais aussi parce que ces pictogrammes sont des convoyeurs de sentiments: plus que le baiser, ils acheminent la valeur qui y est associée.

«Je croise aussi beaucoup l'emoji câlin dans mes données, alors qu'à l'oral, on n'aurait pas forcément fait un câlin, relève Chloé Léonardon, doctorante en sciences du langage à l'université Paris-Nanterre. Est-ce que c'est vraiment le câlin ou bien l'information du câlin, ce que ça voudrait dire que de faire ce geste tactile?»

Ainsi, «l'emoji bisou est très utilisé pour montrer de l'affection» au cours d'échanges entre internautes sur Twitter, observe la spécialiste des émoticônes sur les réseaux sociaux. Par exemple, l'exclamation «Ah t'es trop belle!» peut être suivie de petits bisous pour donner le ton, de même que la remarque «Oh, je te pensais pas si grande!», afin de faire comprendre que c'est une gentille blague et non du dénigrement.

C'est aussi pour cette raison que l'on retrouve cet emoji en association avec le terme «merci», pour insister sur l'aide qui a été apportée et la portée de la reconnaissance.

Au revoir plutôt que bonjour

Il est bien plus rare de croiser ces emojis dans des cas où l'on s'échangerait physiquement des baisers. «Le “bonjour” avec l'émoticône bisou alors qu'on se fait la bise IRL, je l'ai trouvé une fois dans mes données, par quelqu'un de plus de 40 ans: “Et bonjour à toi” avec un petit emoji bisou», continue Chloé Léonardon.

Pour clore une conversation, l'emoji est plus fréquent. «Il peut être utilisé comme un vrai bisou pour dire au revoir», détaille la doctorante au laboratoire MoDyCo («Modèles, Dynamiques, Corpus»).

Pourt autant, tout le monde ne suit pas le mouvement. Les plus de 40 ans, qui calquent sur les réseaux leurs habitudes hors ligne, «sont quasiment les seuls à l'utiliser pour dire “Bisous, bonne journée” ou “Bise”». Les générations qui ont grandi avec l'écriture numérique, elles, ne donnent pas corps dans leurs échanges Twitter à cet usage traditionnel de la bise ou de la formule de politesse finale –du moins pas à l'aide d'emojis.

Sur Messenger, néanmoins, même les moins de 25 ans se donnent du bisou en fin d'échange. Louise-Amélie Cougnon, directrice de recherche au Media Innovation & Intelligibility Lab de l'université catholique de Louvain (UCL), a passé en revue un corpus de 1.025.000 messages de discussions en ligne provenant de France et de Belgique: 16.117 contenaient des marques de bisous, soit 1,6% –un pourcentage conséquent, compte tenu de la propension des internautes à taper sur «entrée» à chaque phrase ou presque.

Ces bisous sous toutes les formes étaient «majoritairement un outil de clôture» signifiant la fin d'une conversation. Étonnamment, les emojis n'y étaient pas prépondérants: 😘, 😗, 😙 et 😚 étaient au nombre de 752, et on y décomptait seulement 281 smileys comme : * ou :-*, tandis que la forme «bisou(s)» l'emportait largement, avec 12.730 occurrences (79% des attestations), suivie de «bise(s)» ou «biz», largement derrière avec 1.540 cas.

Pour la chercheuse en sociolinguistique à l'UCL, il est possible qu'écrire «bisou» en toutes lettres soit plus explicite que d'opter pour un emoji, d'autant que celui-ci peut avoir une connotation plus amoureuse qu'amicale. Voilà qui expliquerait pourquoi la morphologie lettrée est de loin la plus commune.

Marque d'affection

Dans les exemples repérés, «l'emoji ou le smiley vient en complément de la clôture, alors que le “bisou” marque la clôture», spécifie par ailleurs Louise-Amélie Cougnon.

De même que l'emoji bisou ne signifie pas forcément que l'on s'embrasse, on peut écrire «bisou» parce qu'à force de se faire la bise pour se dire au revoir, ce terme vient remplacer les «salut», «bye bye» ou «ciao». En attestent les formulations «Je vous le conseille! Biz et belle soirée!», «Bisous et courage, je pense à toi pour tantôt!», «:D c'était génial! je te raconterai TOUT! gros bisous!», «fin bref, gros bisouuuus <3» ou «bisous bisous :)».

Sur internet, quand on utilise l'émoticône bisou, c'est vraiment pour de l'affection et de la considération. C'est une façon d'être un peu plus sincère.
CHLOÉ LÉONARDON, doctorante en sciences du langage à l'Université Paris-Nanterre

Sur messagerie instantanée, la bise revêt alors son sens premier, à ceci près qu'elle passe de geste à formule de salutation utilisée machinalement lorsque l'on prend congé.

On s'y fait la bise sans forcément se faire des baisers et, selon les destinataires, en y ajoutant éventuellement de la tendresse par le biais d'allongements vocaliques, de la répétition du terme ou de l'ajout d'un cœur. En parallèle, le geste du baiser, à travers l'utilisation de l'emoji bisou, redevient associé à l'affection plutôt qu'à une action automatique et routinière.

Alors qu'IRL, on peut avoir à faire la bise à des gens que l'on n'apprécie ou ne connaît pas, «sur internet, quand on utilise l'émoticône bisou, c'est vraiment pour de l'affection et de la considération», analyse Chloé Léonardon. «C'est une façon d'être un peu plus sincère.»

Qu'il évoque ou non un baiser réel ou virtuel, ce pictogramme reste donc le signe que l'on cherche à toucher son interlocuteur ou son interlocutrice, si ce n'est au sens propre du moins au figuré.

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