«Du Bronx jusqu'au sommet de Nintendo»: c'est le sous-titre du livre écrit par Reggie Fils-Aimé, qui dirigea la branche américaine de la société japoniase pendant plus de douze années. Intitulé Disrupting the game, ce récit biographique est paru le 3 mai chez HarperCollins.
Né en 1961 de parents haïtiens installés aux États-Unis depuis le début des années 1950, l'homme a gravi les échelons jusqu'à devenir, en 2006, le premier patron américain de Nintendo of America. Un poste qu'il a quitté en 2019 afin de se consacrer à sa famille. Dans son livre, il raconte son parcours, celui d'un «transfuge de classe», pour reprendre une expression consacrée.
Publiant les bonnes feuilles de Disrupting the game, Fast Company a choisi un passage correspondant à la période précédant la sortie mondiale de la Wii, console de septième génération extrêmement attendue par les fans de jeux vidéo. Celle-ci fut la plus vendue de sa génération, avec plus de 101 millions d'exemplaires écoulés, loin devant ses concurrentes de l'époque, la PlayStation 3 de Sony (87,4 millions) et la Xbox 360 de Microsoft (84 millions). Elle reste à ce jour la septième console la plus vendue de l'histoire.
L'E3 à l'étroit
Reggie Fils-Aimé évoque d'abord le choix du nom (prononçable dans toutes les langues, homophone du «we» anglais, susceptible de faire l'objet de blagues liées au terme «wee-wee», «pipi» en VF, mais tant pis). Mais il s'attarde surtout sur l'édition 2006 de l'E3 (pour «Electronic Entertainment Expo»), un des plus grands salons internationaux du jeu vidéo et des loisirs interactifs. À cette époque, il est le vice-président de Nintendo of America, chargé du marketing.
Première difficulté: contrairement à une console de salon classique, la Wii nécessite de l'espace pour pouvoir être utilisée. Il ne s'agit pas simplement de manier une manette, mais de pouvoir réaliser des mouvements amples, de pouvoir se prendre pour une joueuse de softball ou pour un tennisman. Par conséquent, les salles permettant habituellement aux visiteurs et visiteuses de l'E3 de tester les nouvelles consoles et les nouveaux jeux ne conviennent pas: trop exiguës. Il a fallu repenser les espaces en urgence, ce qui n'a pas été chose facile.
Deux jeux devaient être présentés: Wii Sports, collection de disciplines sportives à pratiquer avec son propre petit personnage (le fameux «Mii»), et The Legend of Zelda: Twilight Princess, jeu très attendu depuis qu'il avait été teasé lors de l'E3 2004. Le premier relevait de la plus pure innovation, le second était un futur classique avant même de sortir. Deux jeux très différents, qui transformaient la promotion en casse-tête. Lequel mettre en avant par rapport à l'autre? Comment combiner les deux univers?
Reggie Fils-Aimé et le regretté Satoru Iwata (président de Nintendo de 2002 jusqu'à sa mort en 2015) ont fini par s'accorder sur le fait que la conférence de presse de présentation de la la Wii se terminerait avec une démonstration de Wii Sports, à laquelle participerait l'heureux lauréat d'un concours permettant d'être le premier joueur officiel de l'histoire du jeu. Objectif: jouer sur l'envie du grand public de découvrir cette console au plus vite.
En revanche, la présentation commerciale, destinée aux détaillants, commencerait avec Wii Sports pour se terminer avec Zelda, dont tout le monde chez Nintendo savait qu'il serait un carton absolu, et dont l'immense potentiel commercial allait faire saliver les commerciaux. Tout ceci s'accompagnait évidemment d'une mise en scène, d'effets visuels et de mille autres détails nécessitant un temps certain de préparation et de production.
Switch
Sauf que la conférence de presse a si bien fonctionné que M. Itawa a finalement décidé, quelques heures seulement avant la présentation commerciale, de modifier le déroulement de celle-ci, pour la conclure également avec Wii Sports. Et quand le chef exige, on ne discute pas. En tout cas normalement. Pas convaincu du bien fondé d'un tel bouleversement, et très inquiet pour la qualité de la présentation en question, qui risquait de mal tourner en raison du manque de préparation et de répétitions, Reggie Fils-Aimé a osé lui tenir tête.
Face aux arguments de l'Américain, Satoru Iwata a fini par céder, et par accepter que la présentation ait lieu conformément à ce qui avait été décidé au départ. «Finalement, il a cédé et nous sommes restés sur notre plan d'origine», écrit Reggie Fils-Aimé. «Mais cette fois-là, j'ai senti que j'avais un peu déçu M. Iwata. Je crois qu'il espérait que je dise juste oui et que j'honore la demande du président international qu'il était.»
Contester le grand chef, oui, mais à condition de faire un carton. Durant un instant, Reggie Fils-Aimé confie avoir eu peur d'être évincé de la direction américaine de Nintendo si la présentation commerciale n'était pas un succès absolu. Sauf que celle-ci fonctionna à fond la caisse. Ce qui ne l'empêcha pas de continuer à avoir peur durant quelques temps, et pour cause.
Level up
Quelques jours après, il apprit que Satoru Iwata, reparti brièvement au Japon pour régler quelques affaires, exigeait de le voir rapidement dès son retour aux États-Unis. «Nous avions passé toute la semaine ensemble à Los Angeles, avec des moments d'ordre privé et d'autres en groupe. Qu'y avait-il de si nouveau et d'urgent pour qu'il ait besoin de revenir si vite?»
«Était-il vraiment en colère à propos de l'ordre de la présentation et des discussions que nous avions eues? Allais-je être viré parce que j'avais défendu ce en quoi je croyais?», écrit Reggie Fils-Aimé. Et c'est ainsi que le 19 mai 2006, soit une semaine exactement après la présentation de la Wii à l'E3, les deux hommes se retrouvèrent, l'un s'attendant à être limogé par l'autre.
C'est tout le contraire qui se produisit. Iwata avait fait préparer un document papier, qu'il transmit à Fils-Aimé. Celui-ci put y lire le mot «Promotion», précédant le texte suivant: «Je suis ravi de vous offrir le poste de président-directeur général de Nintendo of America.» La détermination de Reggie Fils-Aimé avait en fait convaincu.