Organiser la vie d'un quartier et tisser du lien social sur un écran, est-ce possible? | Nextdoor
Organiser la vie d'un quartier et tisser du lien social sur un écran, est-ce possible? | Nextdoor

Nextdoor, l'appli qui veut vous connecter à vos voisins

Cette tentative de développer la sociabilité IRL via un écran questionne les formes de convivialité.

«Chères voisines, chers voisins, rejoignez les 326 voisins sympas du quartier Curial Cambrai!» Fin janvier, j’ai reçu un prospectus dans ma boîte aux lettres. Intriguée par le format A4, les petits carreaux et le design enfantin (des dessins de bonshommes, une tête de chien, un ballon de foot et un chat tigré), j’ai lu davantage que ces quelques mots en caractères gras et, à la louche, police 15. «Parce qu’ensemble tout est plus facile, nous souhaitons développer une vraie vie de quartier et créer plus de lien social.» Idée louable.

Un constat: l'érosion sociale

La mise en œuvre (ou, devrais-je dire, en application) a en revanche quelque chose de singulier. La formule «Nous avons hâte de vous voir!» a beau remplacer le désormais habituel «cordialement» avant la signature, il ne s’agit pas d’une annonce d’une association de quartier ni d’une initiative du Centre social voisin, mais d’une invitation «à s’inscrire gratuitement sur Nextdoor», une application mobile de voisinage, arrivée en France il y a tout pile un an. Un code d’invitation, valable sept jours, est même fourni. Passer par un écran permet-il vraiment de se (re)connecter à ses voisines et à ses voisins? En tout cas, ce type d’appli vient questionner notre rapport à notre entourage.

D’abord, ces applis partent d’un «constat d’érosion sociale», relate Karim Bassiri, porte-parole de Nextdoor France –et par ailleurs, sous son seul prénom, un des deux signataires de la réclame reçue dans ma boîte aux lettres, comme si on était déjà tous copains. «Si les gens se connaissaient entre voisins, il n’y aurait pas besoin de recourir à de la technique pour savoir qui peut rendre un service par exemple. Ces applis sont le signe d’une société qui est malade», pointe la sociologue Céline Bryon-Portet.

Ce n’est pas un hasard si elles se basent sur un critère spatial. Alors que le travail est devenu un lieu de souffrance pour certaines personnes, le besoin de se retrouver dans un cocon protecteur, un endroit familier et solidaire à la fin de la journée se fait sentir. À cela s’ajoute «l’effet jogging», selon la formule de Régis Debray, qu’elle cite dans un article de 2011: «Plus on dispose de moyens de locomotion pour aller loin, plus la proximité prend d’importance. […] La fusée spatiale nous a réappris le terroir».

Symptôme global, remède local

Outre incarner le délitement social qui nous entoure, «ces applications témoignent aussi de la volonté de certains de dépasser ce problème», indique la sociologue. À problème global, solution locale. «En dehors de votre travail, la majeure partie du temps, vous la passez autour de votre domicile», fait remarquer Karim Bassiri, de Nextdoor. C’est en effet là que les enfants vont à l’école, qu’on fait ses courses, sort son chien, va s’exercer au running. «La dynamique de quartier joue un rôle dans le sentiment de bien-être et la qualité de vie», affirme-t-il.

On utilise la technologie mais toujours au service de l’humain: le virtuel est au service du réel, on favorise le vrai contact.
Karim Bassiri, porte-parole de Nextdoor

On conviendra qu’il est plus agréable de se sentir dans un petit village ou une communauté que dans une cité-dortoir. De la même façon que l’association Voisins solidaires, à l’origine de la bien connue Fête des voisins, Nextdoor révèle donc «une tendance paradoxale de notre société occidentale, qui exprime d’une part un délitement social effectif, et d’autre part un profond désir de reliance», comme Céline Bryon-Portet l’écrivait en 2011. En d’autres termes, ces mouvements de solidarité sont à la fois «symptômes de malaise mais aussi tentatives de remèdes», formulait-elle dans cet article.

Soixante secondes pour comprendre Nextdoor

Karim Bassiri souligne ainsi la rapidité avec laquelle l’application a été adoptée en France, «la croissance la plus rapide de tous les territoires»: en un an, «il y a plus de 6.300 quartiers actifs dans plus de 2.400 villes de France».

Si Nextdoor ne communique pas sur ses chiffres, son porte-parole nous fait savoir que l’appli a pénétré le «top 50 des villes françaises», avec 99% des quartiers couverts à Paris, 97% à Lyon, Marseille, Strasbourg et Montpellier, 96% à Lille et Toulouse, 95% à Bordeaux et 94% à Nantes. Des pourcentages qu’il interprète comme la confirmation de «la véritable volonté des Français de renouer avec leurs voisins».

Tête baissée

Étrange toutefois, du moins à première vue, de proposer de passer par la technologie pour faire revivre le lien social alors que la technologie a justement été un facteur de déconnexion humaine. Comme le résumait Céline Bryon-Portet dans son article, ces associations et réseaux nés aux XXIesiècle tentent en effet «de réenchanter et de réhumaniser un lien social que l’individualisme et la technologie, associés au phénomène de la mondialisation, n’ont cessé de diluer».

Même Karim Bassiri l’admet: «Nous nous trouvons dans une société individualiste. Les gens ont le nez sur leurs écrans. Dans le métro, il n’y a pas de contact humain ni même d’échanges de regards, chacun a la tête baissée».

S’agit-il alors de combattre en quelque sorte le mal par le mal? De capter l’attention des gens là où elle se trouve? De tenir compte de leurs usages pour ensuite les arracher à leur écran et les faire se dire bonjour dans l’ascenseur, le hall d’entrée de l’immeuble ou à la boulangerie?

C’est en tout cas comme cela que le porte-parole de Nextdoor en parle: «C’est uniquement un point de départ. Nous, on utilise la technologie mais toujours au service de l’humain: le virtuel est au service du réel, on favorise le vrai contact, le contact humain. La vocation première, ce n’est pas de vous garder derrière un écran mais de reconnecter les voisins entre eux et dynamiser la vie du quartier, ce qu’on ne peut pas faire sur écran.»

Bascule du virtuel au réel

L’idée, c’est donc d’être un facilitateur, un petit coup de pouce pas seulement virtuel, ajoute Karim Bassiri: «Tout le monde n’est pas forcément à l’aise à l’idée de toquer à la porte d’un voisin. On peut avoir le sentiment de déranger, peur de faire le premier pas. Sachant que sur Nextdoor les personnes inscrites sont prédisposées à l’ouverture aux autres, on n’hésite plus à toquer à leur porte virtuelle». Autre avantage: faire fi des contraintes horaires des rendez-vous en bas d’immeuble et pouvoir s’insérer dans un tissu social de proximité hors des voies habituelles et avec moins de «freins psychologiques».

«Dans sept cas sur dix, les échanges qui se font sur Netxdoor aboutissent dans la vraie vie.» Céline a ainsi vu passer il y a peu le message d’une maman qui a organisé une réunion de jeunes garçons du même quartier pour éviter que le sien passe les vacances scolaires devant les jeux vidéo: «J’ai trouvé ça plutôt intelligent. Ils ont prévu de faire une crêpe party, du babyfoot». L’occasion de se faire des copains dans la vraie vie.

Solidarité utilitaire

Il suffirait donc de s’inscrire sur une appli pour qu’un monde de Bisounours refasse surface IRL? «Chez Nextdoor, nous avons une conviction forte que la technologie, comme point de départ, peut avoir un impact positif sur les interactions sociales dans la vraie vie», revendique Karim Bassiri. Ça paraît un peu trop beau pour être vrai. Un peu comme si les innovations techniques par essence pouvaient apporter le bonheur sur terre, expose Céline Bryon-Portet.

Or «ce mythe du progrès est une illusion», assène-t-elle, comme l’ont par exemple démontré Dominique Wolton dans ses recherches sur l’incommunication et Philippe Breton dans son ouvrage Le culte de l’internet. Une menace pour le lien social? en 2012.

Certes, Karim Bassiri peut mentionner pléthore d’exemples de personnes ayant organisé via Nextdoor qui un café convivial tellement plaisant qu’il a donné lieu à un Secret Santa en décembre, qui des collectes de vêtements, qui un groupe de jogging pour faire du sport ensemble et apprendre à se connaître.

Mais, pour Céline Bryon-Portet, ces applications «ne font ni plus ni moins que de l’utilitaire» sous des dehors attractifs et bien marketés: «Il y a eu une prise de conscience d’une veine à exploiter. On camoufle le côté utilitaire en le travestissant derrière la convivialité; c’est une pseudo-volonté de retisser du lien social».

Société de services

On ne fait pas société quand on ne fait que se rendre des services. Céline, 45 ans, qui vit dans la région lyonnaise et est sur Nextdoor depuis le printemps 2018, en est la preuve. Elle aussi a connu l’appli par un flyer dans sa boîte aux lettres.

Son fils, à l’époque, voulait pousser la mairie à financer un skatepark. Elle poste un message sur l’appli pour trouver d’autres personnes intéressées par ce projet et les inciter à signer une pétition. Elle a aussi embauché son aide-ménagère comme ça. «Quelqu’un cherchait une femme de ménage. Je me suis permis de contacter une des personnes qui répondaient à son offre.»

Si elle est sur Nextdoor quasi tous les jours, ce n’est pas pour se faire des amis: «Il y a des gens qui demandent pour aller se promener à plusieurs. Moi, ça ne m’intéresse pas. Je m’occupe de recrutements dans mon travail. Je regarde donc les gens qui cherchent du boulot. Et puis je réponds aux demandes des gens qui cherchent un bon dentiste –mon ami est dentiste– ou un bon ostéo. J’ai aussi posté une offre pour que mon fils fasse des petits boulots».

Du pratico-pratique –d’où l’intérêt d’un regroupement par quartier. Une focale qui peut aussi attirer une prospection commerciale. «L’autre jour, une mandataire d’une agence immobilière a fait un post. Quelqu’un a répondu: “Ça devient Le Bon Coin, y en a marre.” Il y a des gens qui s’agacent. C’est vrai qu’entre les trucs à vendre, les conseillers en patrimoine et ça, c’est plus trop ce que j’imaginais au départ. Je pense vraiment que je vais me désabonner. Je tente encore un peu mais je ne vais peut-être pas avoir fait douze mois.»

Portes ouvertes

Bien sûr, chez Nextdoor, on insiste sur le fait que l’appli est une «boîte à outils», et qu’elle n’est que ce que ses utilisateurs et utilisatrices en font. «Le but est de sortir de ce côté purement utilitaire pour aller vers des choses beaucoup plus sociales, travailler ensemble sur un projet de quartier, comme un jardin partagé», illustre Karim Bassiri.

D’où l’organisation de soixante événements à Paris pour connecter IRL les voisins entre eux, et la mise en place en novembre 2018 par Nextdoor de l’initiative «Ma porte est ouverte» (qui incite par ailleurs à se tourner vers des associations luttant contre l’isolement, outre manifester, sur l’appli ou par le biais d’une affiche, que l’on veut bien ouvrir sa porte à ses voisins et les aider). «Plus de 1.500 voisins au sein des dix plus grandes villes de France ont fait la promesse de donner du temps pour aider un voisin isolé», appuie le porte-parole de l’appli.

L’usage systématique des écrans vient contrarier le vrai désir de lien social et même aggraver le problème en faisant l’économie de la démarche de communication directe et physique.
CÉLINE Bryon-Portet, SOCIOLOGUE

Reste que, pour la sociologue, c’est «une illusion de lien social». Ce n’est pas avec une appli que l’on va reconstituer ce tissu dépéri: «Je ne suis pas technophobe. Il est par exemple très pratique de consulter ses comptes bancaires en ligne. Mais l’usage systématique des écrans vient contrarier le vrai désir de lien social et même aggraver le problème en faisant l’économie de la démarche de communication directe et physique. Avec Nextdoor, on revient à l’application dès qu’un autre problème survient, la technique n’est pas là juste pour mettre en relation comme dans les sites de rencontre avant que tout se fasse dans la vraie vie».

Signe que les applis ont besoin en parallèle d’une dimension plus sacrée et rituelle, à l’instar de la Fête des voisins, permettant d’agir sur l’imaginaire collectif et de transformer ce «vivre pratiquement ensemble», dans tous les sens du terme, en «vivre-ensemble» authentique.

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