«J'irais courir la nuit»; «Je ne m'inquiéterais plus pour ma fille quand elle est dehors»; «Je ne changerais plus de trottoir en permanence». Voilà quelques-unes des réponses reçues par la militante féministe et écrivaine Halimatou Soucko.
Sur Instagram, elle avait demandé à ses abonnées ce qu'elles feraient si les hommes étaient soumis à un couvre-feu à 21 heures. Nombreuses, les réponses témoignent d'une expérience vécue par beaucoup de femmes, sinon toutes: le harcèlement de rue et ses mésaventures systématiques, relatées par le compte Sexisme de rue.
Une loi entrée en vigueur en 2018 permet de verbaliser les «outrages sexistes» mais ne semble pas avoir endigué ce genre de comportement. Selon les derniers chiffres du ministère chargé de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l'égalité des chances, 100% des utilisatrices des transports en commun franciliens ont été victimes au moins une fois dans leur vie de harcèlement sexiste ou d'agression. Elles sont 25% à avoir peur dans la rue et 40% à avoir renoncé à fréquenter certains lieux publics.
Si l'on sait que l'une d'entre nous est en danger, on aura envie de lui venir en aide.
C'est face à ce triste constat que Priscillia Routier Trillard a décidé de créer l'application THE SORORITY («la sororité»). «Je suis persuadée qu'avec tout ce qu'on vit dans la société et le fait qu'on a toutes connu ces situations, si l'on sait que l'une d'entre nous est en danger, on aura envie de lui venir en aide». Pour cette femme de 32 ans, la sororité «est une force hyper puissante qu'on n'active pas parce qu'on n'a pas été formées et éduquées pour le faire».
Une aventure commencée à trois
Priscillia s'associe en 2019 à Fanny, une amie graphiste, ainsi qu'à Thibaud, «un ami d'un ami d'ami» développeur, pour créer THE SORORITY. Rejointe par Adrien, un second développeur, l'équipe a eu recours à une campagne de crowdfunding pour financer son projet. Un véritable succès, fort notamment du soutien de nombreuses personnalités et associations comme Noémie de Lattre, Odile Chabrillac (autrice du livre Âme de sorcière), Collages féminicides ou Nous Toutes 74.
Après une phase de tests, l'application est désormais disponible sur android et iOS. Elle est accessible dans toutes les villes de France, gratuite et réservée aux femmes. «Ce n'est pas une application contre les hommes, qui ont également un rôle à jouer: s'il se passe quelque chose autour d'eux, les femmes peuvent leur demander de l'aide», précise Priscillia Routier Trillard.
Elle ajoute que l'application doit aussi venir en aide aux femmes victimes de violences conjugales. «Nous refusons de prendre le risque que le conjoint ou un harceleur se mette sur l'application, d'où cette non-mixité choisie. Malheureusement, dans la majorité des cas, ce sont les hommes qui commettent ces actes.»
«Un outil rassurant»
L'application se compose de deux volets principaux: l'un est consacré à la sécurité et l'autre à l'entraide et à la bienveillance. La partie sécuritaire consiste en un système de géolocalisation des femmes entre elles. Ainsi, si l'une d'elles est en danger, elle peut alerter les autres via un bouton ad hoc. Une notification est alors envoyée aux femmes alentour, qui pourront géolocaliser la personne subissant l'agression.
Depuis que j'ai l'application, je me sens un peu moins seule quand je prends le métro tard le soir.
Via un système de discussion instantanée, la femme en difficulté pourra spécifier aux autres l'aide dont elle a besoin: appeler la police, appeler des renforts et/ou se rendre directement sur les lieux de l'agression.
L'application offre d'autres fonctionnalités, comme un bouton d'appel aux secours qui renvoie directement vers les numéros de la police, du SAMU, des pompiers ou encore de Violences Femmes Info, le 3919. Les utilisatrices de THE SORORITY peuvent aussi recourir à l'outil «message écran» qui permet d'afficher un texte en grand à destination des gens présents, ainsi qu'à un bouton alerte permettant de déclencher une forte alarme sonore pour dissuader les agresseurs.
Émilie a 26 ans, est infirmière à Paris et utilisatrice de l'application. «C'est vraiment le concept de sororité qui m'a plu et qui, je pense, peut nous aider. Depuis que j'ai l'application, je me sens un peu moins seule quand je prends le métro tard le soir», raconte-t-elle.
Bien qu'elle admette qu'une application seule ne sera pas suffisante pour régler le problème, elle estime que «c'est un outil rassurant». Elle se souvient de plusieurs cas de harcèlement qu'elle a connus par le passé et lors desquels l'application aurait été utile. Elle évoque notamment le signal sonore qui est un «bip très puissant, qui «peut effrayer certains mecs ou alerter les autres autour –le harceleur va alors potentiellement arrêter, parce qu'il verra que tous les regards sont sur lui».
L'application propose aussi de lutter contre les violences conjugales. Lorsque les utilisatrices remplissent leur profil, celles qui souhaitent (ou disposent des compétences nécessaires pour) intervenir dans ce type de situation peuvent le préciser; une victime pourra taper "VC" dans le champ de recherche pour obtenir de l'aide.
De la même manière, les utilisatrices peuvent se porter volontaires pour constituer un lieu sûr et accueillir des femmes ayant besoin de trouver un refuge. Pour ce faire, même démarche: les demandeuses tapent LISU (pour lieu sûr) dans la barre de recherche pour être prises en charge.
Le second volet repose sur le «développement personnel et la bienveillance». Il vise à donner aux femmes, via des posts Insta disponibles depuis l'application, des conseils et astuces pour se protéger en cas de danger, ou des clés pour mieux comprendre certains phénomènes pouvant les toucher –par exemple, l'effet de sidération lors d'une agression ou l'inaction induite par l'effet du témoin.
Enfin, les femmes peuvent échanger des conseils sur des plans plus personnels ou professionnels, en inscrivant sur leur profil les compétences qu'elles possèdent. Un chat est à leur disposition pour discuter.
«Si beaucoup de femmes téléchargent l'application et l'utilisent, ça peut vraiment faire bouger les choses», soutient Émilie. Et si la sororité était la solution pour que les femmes se réapproprient enfin, en pleine liberté, des rues qu'elles sillonnent?