Chaque jour depuis bientôt un an, des milliers, voire des dizaines de milliers d'obus, s'échangent entre Russes et Ukrainiens, dans un conflit qui pourrait bientôt connaître une nouvelle phase, Kiev estimant ainsi qu'il est fort probable qu'une offensive russe massive frappe le pays dans les prochaines semaines.
La consommation de munitions est telle que la Russie, semble-t-il exsangue malgré des stocks que l'on pensait colossaux, ferait appel à des nations tierces comme la Corée du Nord pour s'alimenter, tandis que les États-Unis vident leurs stocks en Israël et courent le monde dans l'urgence pour fournir l'Ukraine.
Cette guerre est justement l'occasion pour les gouvernements, européens comme américains, de réaliser à quel point leurs chaînes d'approvisionnement sont fragiles ou insuffisantes: le Pentagone a ainsi annoncé, en décembre dernier, souhaiter multiplier par six sa production nationale de munitions pour se remettre à niveau.
Comment, justement, produit-on un obus? C'est ce que sont allés voir des journalistes du New York Times, qui décrivent pas à pas, dans un reportage remarquablement illustré et mis en scène, les étapes de la construction de ces choses oblongues et explosives envoyées ensuite en masse en Ukraine.
Tout commence avec de longues pièces de métal qui arrivent sous formes de barres de six mètres environ, pesant chacune près d'une tonne. Dans ce que les ouvriers nomment «Forge Shop», une machine est chargée de découper des billettes d'un peu plus de trente centimètres.
Ces pièces sont ensuite chauffées à plus de 2.000°C pendant près d'une heure, puis sont malaxées, étirées et manipulées par des robots pour que leur longueur triple. Les cylindres d'environ 90 centimètres de long, fermés à une extrémité, sont ensuite trimballés pendant quatre heures au travers d'un long labyrinthe nommé le «subway» («le métro»), afin de refroidir sans violence.
C'est canon!
Vient, après cette étape, le début de l'usinage. Une première vérification visuelle et hop!, les cylindres sont débarrassés de tout écueil ou excès de métal. Des ouvriers enserrent alors un collier de cuivre à la base de l'obus: c'est lui qui permettra à la munition d'entamer sa rotation dans le tube du canon, et ainsi d'être plus stable en vol.
Étape cruciale pour un shrapnel des plus efficaces, ces embryons d'obus sont ensuite à nouveau placés dans des fours pendant environ quatre heures, ce qui permet au métal d'être plus prompt à l'éclatement –donc aux blessures graves et à distance– quand vient le moment de l'impact.
Après refroidissement, cette fois-ci dans un bain d'huile, les têtes des pièces ainsi obtenues sont dotées d'un pas de vis, grâce auquel les artilleurs, le moment venu, pourront placer manuellement la «fusée» permettant l'explosion de la chose. Passés au phosphate puis peints en verts, les obus peuvent alors être transformés en de véritables armes grâce aux explosifs.
La visite des journalistes du New York Times se poursuit dans les bâtiments d'une usine de Middletown, dans l'Iowa. Certaines installations et machines ont plus de 80 ans, elles servaient déjà à fabriquer les munitions utilisées contre le Japon ou l'Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale.
Ici, l'identification de la munition et les numéros de lots sont gravés au laser sur le corps de l'obus. Des entonnoirs sont enfoncés dans la petite gueule des munitions, placées dans des petits trains pour recevoir chacune leur dose d'explosifs. Le processus se passe dans une chambre suivante, un autre four aux autres destinées. Les travailleurs sont en combinaison Hazmat intégrales, portent des masques à gaz et tout objet contenant de l'électronique est interdit, de peur que de l'électricité statique ne déclenche une explosion.
Des flocons d'un produit explosif nommé IMX-101 tombent dans des récipients, où ils sont lentement chauffés afin de former une sorte de mélasse qui, ensuite, peut être chargée dans les obus individuels, grâce aux entonnoirs qu'ils ont reçu plus tôt. Une fois refroidis, les obus sont scrutés aux rayons X, afin de détecter d'éventuels défauts –notamment des poches vide d'explosif– pouvant affecter leurs performances.
Le principal est fait: il est temps de passer à l'emballage final. De petites charges supplémentaires sont ajoutées dans le nez des munitions, qui est ensuite bouché par une pièce en plastique ajustée au pas de vis. En jaune pour une meilleure visibilité dans le feu de l'action, le modèle et la date de fabrication de l'obus sont peints sur son corps. Un système tactile est également prévu pour que les artilleurs puissent connaître ces données en pleine nuit.
Les obus sont ensuite habillés de tissus servant à les protéger, puis placés sur des palettes –celles-ci constituent d'ailleurs un élément critique de la logistique russe, par rapport à l'organisation américaine. Ces palettes peuvent ensuite quitter l'usine. Certaines munitions seront testées sur des champs de tir aux États-Unis, le reste partira sans doute en Ukraine, où elles vivront leur vie en semant la mort.