Le 5 avril est apparue dans la nature, après un drôle de cheminement sur lequel le ministère américain de la Justice mène l'enquête, une masse de documents classifiés sur la guerre en Ukraine et l'état des forces en présence.
There are two versions of this same leak (or "leak"): the original had estimated Ukrainian losses throughout the war lower than Russian losses, & the apparently edited one had Ukrainians at a dramatically higher loss count.
— Aric Toler (@AricToler) April 7, 2023
Censorship is pretty silly, as it's everywhere now https://t.co/rHdIyy6VXn
Les documents de ce que The Economist désigne comme étant probablement la «pire fuite du renseignement américain de la décennie» sont, certes, parfois à prendre avec quelques pincettes, mais restent riches de nombreux enseignements et constituent une intéressante fenêtre ouverte sur la manière dont les États-Unis surveillent leurs ennemis comme leurs alliés.
Surtout, si ce qu'ils rapportent est vrai, ils donnent des informations cruciales sur l'état des forces en présence en Ukraine, sur leurs avantages, leurs faiblesses et les perspectives qui les attendent dans les semaines à venir. Au point de pousser l'Ukraine à modifier certains des plans de sa contre-offensive tant attendue, comme l'a affirmé le président ukrainien Volodymyr Zelensky lui-même.
Un élément frappe en particulier, comme le note un article du New York Times (NYT): selon ces documents, l'Ukraine pourrait, sans appui supplémentaire et accéléré de ses alliés, voir ses stocks d'artillerie antiaérienne vidés dès les prochaines semaines.
Or, depuis le début de la guerre déclenchée le 24 février dernier, les armes de défense antiaérienne sont cruciales. Associées à l'intelligence du commandement ukrainien et au manque de vision de Moscou, elles ont permis, à la surprise de tout le monde, de garder à distance l'armée de l'air de Vladimir Poutine, voire de l'user petit à petit, et pour longtemps.
These are the indicative estimates of Russia’s combat losses as of April 10, according to the Armed Forces of Ukraine. pic.twitter.com/jCGR6GkQhD
— The Kyiv Independent (@KyivIndependent) April 10, 2023
Selon les chiffres fournis par le ministère ukrainien de la Défense, ce sont ainsi 307 avions et 292 hélicoptères russes qui auraient mordu la poussière depuis le début du conflit. Certes, les forces en bleu et jaune ont également subi de lourdes pertes. Mais ces chiffres sont considérables, et cela explique en partie les précautions prises par le Kremlin dans son utilisation de sa force de frappe aérienne.
Les choses pourraient toutefois changer. Depuis des mois, la Russie lance vague sur vague de missiles de croisière et de drones sur le territoire ukrainien et ses structures civiles critiques, obligeant le pays à déployer l'ensemble de ses défenses antiaériennes pour éviter le pire.
Or, comme nous l'expliquions le 6 janvier dernier, un drone iranien Shahed-136 coûte par exemple 20.000 dollars à produire, mais 50.000 dollars à abattre. Leur utilisation massive et régulière par Moscou, aux côtés de missiles plus classiques voire de ballons de renseignement, force donc l'Ukraine à puiser dans un stock de munitions antiaériennes, qui n'a rien d'illimité.
La peur du vide
Selon les rapports de situation ayant fuité, et qui semblent dater de fin février, les réserves de missiles dédiés à équiper de vieux systèmes S-300 et Buk, datant de l'ère soviétique –et qui constituent la colonne vertébrale historique de la défense ukrainienne–, pourraient être épuisées entre mi-avril et début mai.
Quant aux défenses ukrainiennes proches de la ligne de front, seul endroit où la Russie tente encore des sorties, elle pourraient être «complètement réduites» aux alentours du 23 mai si le rythme se maintient au niveau constaté. Ce qui pourrait pousser Kiev à y redéployer des unités chargées de la défense du reste du territoire, les exposant alors un peu plus aux frappes russes.
Bien sûr, la Russie manque elle aussi très cruellement de munitions. C'est en partie autour de l'industrie de l'armement et de la capacité de chaque camp à alimenter une consommation record que la guerre pourrait se jouer. Des FIM-92 Stinger portables aux beaucoup plus complexes systèmes IRIS-T, au Crotale français, en passant par les fameux Patriot américain ou au Nasams, les alliés de l'Ukraine sont conscients de l'enjeu et lui envoient des défenses antiaériennes –et leurs munitions– à un rythme soutenu.
Car comme l'explique le New York Times, un effondrement des défenses de Kiev pourrait donner quelques envies à la Russie de faire ce qu'elle n'a pas encore osé faire: envoyer plus près du front –voire sur le front– le fleuron de ses forces aériennes, en particulier ses aéronefs les plus modernes, comme le Su-57 que le Kremlin a jusqu'ici eu trop peur de perdre.
Avec un soutien aérien plus musclé, plus libre de frapper comme il veut et où il veut, la Russie pourrait faire très mal aux lignes ukrainiennes, aux concentrations de troupes comme à sa si précieuse artillerie, ces Himars, Caesar ou Krab qui, jusqu'ici, ont constitué l'un des nerfs principaux de la guerre. Si l'Ukraine veut résister ou, mieux, contre-attaquer, il faudra donc qu'elle conserve l'aviation russe à distance et qu'elle empêche de nouveaux avions d'approcher un front considéré comme trop dangereux pour eux.
Interrogé par le NYT, le porte-parole des forces aériennes ukrainiennes Yurii Ihnat a tenu à calmer ces inquiétudes qui, rappelons-le, reposent sur des fuites obscures et plutôt datées. Selon lui, les armes envoyées par l'Occident peuvent remplacer celles dont les stocks de munitions ont été vidés. «La question qui se pose est celle du nombre. Il faudrait beaucoup [de systèmes de défense] pour complètement remplacer [ceux actuellement utilisés et datant de l'ère soviétique], et je ne vous dirai pas combien», a-t-il écrit au journal américain. La réponse est sans doute simple: beaucoup, et vite.