Le Guardian décrit un bâtiment plutôt anonyme, dans les environs de Zaporijjia, en Ukraine. Dans cet endroit luisent quelques dizaines d'écrans d'ordinateurs et s'affairent autant d'individus, concentrés sur la mise à jour en temps réel d'une plateforme nommée «Delta», et que certains dans l'armée ukrainienne considèrent comme l'une des armes les plus importantes dans la guerre contre la Russie invasive.
Delta est une sorte de Google Maps de la guerre en cours et de ses fronts animés, accessible en temps réel aux militaires ukrainiens sur le terrain grâce aux miracles de l'internet par satellite de Starlink. Quelques clics et une unité peut voir où se trouvent les unités ennemies, d'autres clics et elle peut observer ses mouvements supposés: de quoi mieux prévoir, planifier, viser et frapper.
L'interface simple de Delta offre une vision assez précise et en temps le plus réel possible de la situation sur le terrain. Des informations sur chaque unité ennemie, son entraînement, ses chefs –tout ce qui a pu être glané à son propos sur le web ou les réseaux sociaux.
Delta est le fruit d'un centre pour l'innovation créé par le ministère ukrainien de la Défense, et dont émane également le fameux groupe nommé Aerorozvidka, unité dédiée à la guerre par les drones qui, depuis le début de l'invasion russe et même bien avant, a montré son importance cruciale dans les conflits modernes.
Le logiciel est typique de ce qui fait la différence entre l'armée ukrainienne et le mastodonte russe qui lui fait face: la seconde est un monolithe post-soviétique rigide et vertical, à l'ancienne, quand la première essaie de se sortir de ce carcan trop rigide pour adopter une vision des choses où les informations circulent de manière plus fluide, entre des unités mieux responsabilisées.
L'un des membres de l'équipe en charge, Vitalii, explique ainsi au Guardian que «la principale différence entre l'armée russe et l'armée ukrainienne réside dans les liens horizontaux créés entre les unités». Vitalii ajoute: «Nous sommes en train de gagner parce que les Ukrainiens sont des communicateurs horizontaux naturels.»
Héritée de l'ère soviétique, la doctrine «top-down» de l'armée russe lui coûte cher, quand des initiatives comme Delta offrent un surcroît d'agilité –et de nombreuses possibilités de prises d'initiatives– aux unités ukrainiennes et à leurs commandements.
Le logiciel est une émanation de l'esprit «start-up» des jeunes ukrainiens embarqués dans la guerre, nombre d'entre eux étant issus du secteur de la tech et de l'informatique.
«Ce ne sont pas des bureaucrates du ministère de la Défense. Ils faisaient partie du secteur privé et ont été mobilisés pour servir dans l'armée», explique au quotidien britannique Tatiana, autre officielle du centre d'innovation. «Ils ont commencé à créer Delta avec leurs esprits et de leurs propres mains, parce qu'ils ont la culture du développement agile», poursuit-elle. «Le processus créatif est court. Tu développes, tu testes, tu lances.»
«Nos balles sont des informations»
Peu ou pas d'uniforme dans le centre de Zaporijia, qui n'est en outre que l'un des six «hubs» du même type, montés aux abords des fronts principaux de la guerre dont ils gèrent cette précieuse information.
Des spécialistes en OSINT («Open source intelligence», renseignement en source ouverte) sont chargés d'écrémer les réseaux sociaux, à la recherche de toute information, post, photo, géolocalisation permettant d'alimenter Delta d'informations en temps réel sur la nature, le positionnement et les mouvements des unités ennemies.
Comme l'expliquait un récent article du Wall Street Journal, ils peuvent également compter sur les précieuses informations envoyées, au-delà des lignes et en territoires occupés, par des quidams ukrainiens transformés en indispensables informateurs, et contre lesquels la Russie ne peut pas grand-chose.
Ailleurs dans le centre, un atelier dédié à la préparation, à la réparation ou aux expérimentations sur les drones, souvent d'origine civile et également très utilisés pour recueillir le flot ininterrompu de renseignements militaires que centralise Delta.
Bien sûr, Delta est supposé le plus intégré possible –ses programmeurs font des pieds et des mains pour pouvoir y connecter les armements occidentaux reçus– et est accessible à toute unité disposant du logiciel et d'une connexion à internet, généralement grâce à Starlink. La plateforme se base également sur les images satellitaires fournies par les pays alliés ou diverses firmes privées ayant mis leurs yeux dans le ciel au service de l'Ukraine.
Pour aiguiser encore cette connaissance de la situation, des analyses et des points sont faits quotidiennement, et mis à disposition de quiconque souhaite les exploiter.
Comme le relate le Guardian, les attentions se concentrent en ce moment sur Melitopol, ville occupée par les Russes, qui en ont fait un important nœud logistique, et où les forces ukrainiennes ont frappé un gros coup contre une base courant décembre.
Toute l'armée ukrainienne n'utilise cependant pas Delta: dans une institution dont les plus vieux cadres ont été formés sous l'ère soviétique, le passage à l'ère moderne de la guerre et à l'horizontalité sus-citée n'est pas toujours des plus simples. Mais ce n'est sans doute qu'une question de temps avant que le logiciel soit plus formellement adopté et universellement utilisé.
«C'est la grande histoire», explique Shlomo à propos de son travail sur Delta. «Nous écrivons ce qui va changer la guerre. Nos armes sont des ordinateurs. Nos balles sont des informations.»