Les projectiles se nomment ATACMS, pour «Army Tactical Missile System», sont d'une précision démoniaque et, surtout, sont capables d'une portée de 300 kilomètres environ. Ils peuvent être tirés par les fameux M270 et M142 Himars, ces «High Mobility Artillery Rocket Systems» envoyés par les États-Unis et une poignée de pays alliés, et qui ont contribué au renversement du rapport de force entre Kiev et Moscou dans la guerre initiée par la seconde contre la première.
Du moins en théorie, et en temps normal. Car le Wall Street Journal (WSJ) a récemment révélé que les vingt précieux engins envoyés par les États-Unis en Ukraine depuis juin avaient, auparavant, été volontairement modifiés, bridés par voie matérielle et logicielle.
Le but? Qu'ils ne soient justement pas capables de tirer ces ATACMS à longue portée, projectiles ultimes qui, pourtant, seraient d'une aide précieuse dans la lutte de Kiev pour récupérer les territoires qu'elle clame légitimement comme siens. Imposée par des modifications dont nous n'avons pas le détail, cette incapacité serait valable pour des projectiles américains comme pour d'autres que l'Ukraine aurait pu acquérir auprès d'autres nations, voire construire elle-même.
Les Himars envoyés par Washington, qui par ailleurs redouble voire retriple d'efforts dans son soutien militaire à l'Ukraine, restent de redoutables machines. Ces armes sont capables d'envoyer des missiles de grande précision sur des cibles à 70 kilomètres de distance (notamment les GMLRS de Lockheed Martin), et donc de semer le chaos dans les lignes arrières et la logistique russes.
Elles sont néanmoins privées d'une capacité redoutable, pour des raisons politiques: l'administration Biden, qui de toute façon rechignait à envoyer des ATACMS en Ukraine, craint que ce soit une ligne rouge à ne pas dépasser si l'on veut éviter que la Russie ne se lance dans «l'escalade».
Accord tacite, accord tactique
L'escalade? Difficile d'imaginer de grimper plus haut dans l'horreur et les représailles qu'avec les continuelles volées de missiles sur les infrastructures électriques et les cibles civiles. Mais le Kremlin a plusieurs fois publiquement prévenu que l'envoi d'armes à trop longue portée lui serait insupportable. Vladimir Poutine et son cercle proche n'ont ainsi eu de cesse d'agiter le chiffon rouge de l'arme nucléaire, notamment tactique, poussant Washington à y réfléchir à deux fois.
Comme le rappelle le WSJ, la porte-parole russe du ministère des Affaires étrangères, Maria Zakharova, expliquait ainsi mi-septembre que «si Washington décide d'offrir des armes à longue portée à Kiev, alors les États-Unis franchiront une ligne rouge et deviendront partie prenante au conflit». Le message peut difficilement être plus clair.
Le journal américain relate également que ces lance-roquettes Himars ont été envoyés à Kiev après une promesse formelle de Volodymyr Zelensky et de son état-major de ne pas les utiliser pour frapper des cibles en territoire russe. Une promesse jusqu'ici tenue.
Enfin, du moins tenue avec du matériel américain: comme l'ont encore prouvé, lundi 5 décembre, les spectaculaires attaques de drones sur des aérodromes militaires stratégiques loin derrière la frontière du voisin agresseur, attribuées à Kiev, il est fort probable que l'Ukraine n'hésite pas à taper partout où elle le pourra afin de gripper la machine de guerre russe qui, elle, ne montre aucun signe de restriction.
La décision américaine, explique le WSJ, est la conséquence d'un débat au sein de l'administration Biden et parmi les alliés de Kiev entre les tenants d'une certaine retenue et ceux qui souhaitent aller plus loin dans l'aide technique et militaire. Conseiller sur les questions européennes de sécurité sous l'ère Obama, Charles Kupchan estime ainsi que la précaution doit rester de mise face à un Kremlin imprévisible.
«Les États-Unis devraient éviter d'encourager ou de faciliter un effort ukrainien pour repousser les forces russes de tous ses territoires, y compris la Crimée, un objectif de guerre qui créerait un risque trop élevé que Poutine ne décide d'actions plus brutales encore, incluant la possibilité d'utiliser l'armée nucléaire», analyse-t-il.
Mardi 6 décembre, les officiels américains réagissaient d'ailleurs à l'attaque des aérodromes d'Engels-2, de Riazan ou de Koursk par des drones –de nouveaux modèles ou de vieux Tu-141 dotés de charges explosives–, précisant que «les États-Unis n'offraient pas les moyens ni n'encourageaient l'Ukraine à frapper au-delà de ses frontières». Une déclaration prudente mais curieuse.
D'autres, parmi lesquels l'ex-Premier ministre danois et ancien secrétaire général de l'OTAN Anders Fogh Rasmussen, pensent que Vladimir Poutine a de toute façon déjà acté l'escalade, notamment en décidant de cette campagne de bombardement systématique de l'Ukraine, de ses civils et de ses infrastructures énergétiques, et n'a besoin d'aucun nouveau prétexte pour aller plus loin encore. Selon eux, c'est justement parce que l'Occident n'a pas encore fourni ses armes à plus longue portée à Kiev que le Kremlin se sent libre de faire pousser des ailes à ses missiles criminels.
Certains législateurs américains poussent ainsi pour l'envoi de drones MQ-1C «Gray Eagle» et il est question de déployer des GLSDB, ou «Ground-Launched Small Diameter Bomb», un système capable d'envoyer depuis le sol une bombe guidée au laser sur une cible distante de 150 kilomètres. Ce qui doublerait l'actuelle allonge de l'Ukraine et l'aiderait dans une reconquête des territoires perdus qu'elle ne compte pas abandonner.