Quand il est arrivé à la tête d'Uber en 2017, «Dara Khosrowshahi a presque systématiquement défait tout ce que son prédécesseur défendait». Son prédécesseur, c'est Travis Kalanick, l'homme au centre de Super Pumped: The Battle for Uber. Signé Mike Isaac, journaliste au New York Times, le livre retrace le parcours du charismatique ex-patron d'Uber, souvent dépeint comme le parfait portrait-robot du «tech bro».
En l'espace de dix ans, Kalanick a fait d'une petite start-up un monstre –dans les deux sens du terme. Car si la valeur d'Uber est aujourd'hui estimée à 56,3 milliards de dollars [52,1 milliards d'euros] et celle de Kalanick à 2,7 milliards [2,5 milliards d'euros], la réputation de la société californienne est probablement l'une des pires au monde. Elle le doit beaucoup à son fondateur, qui avait un contrôle quasi total jusqu'à ce qu'il se fasse débarquer, fin 2017.
L'histoire du géant des VTC commence avec la rencontre entre Travis Kalanick et Garrett Camp. Camp assure avoir eu l'idée d'Uber après avoir regardé Casino Royale. Dans une scène, James Bond consulte son téléphone, sur lequel se trouve un signal GPS indiquant sa position et celle de sa voiture.
Garrett Camp fait le lien avec la sortie récente de l'iPhone et lance l'entreprise qui deviendra UberCab puis Uber. Kalanick accepte de faire partie de l'aventure. Après une courte transition, c'est lui qui prend les rênes pour les sept années qui vont suivre.
Entre-deux juridique
Rapidement, Uber grossit et s'affranchit des règles. Sous le règne de Kalanick, la jeune start-up offre de l'argent et des iPhones aux nouveaux chauffeurs et des courses gratuites pour bâtir une clientèle fidèle. Surtout, elle ne demande rien aux autorités locales et tente de s'installer dans le paysage le plus vite possible, pour les mettre devant le fait accompli.
«Kalanick était persuadé qu'Uber ne pouvait pas gagner en suivant les règles, car ses adversaires n'allaient pas les suivre. Ses tactiques de guérilla urbaine dépassaient de loin les ressources et la sagacité des employés du gouvernement ou des opérateurs de taxi. [...] Au moment où les régulateurs sont arrivés, Uber était trop populaire auprès des citoyens pour essayer de le faire fermer. [...] Pour Kalanick, Uber ne faisait rien de mal», lit-on dans Super Pumped.
Je ne sais pas si vous devez être un connard pour construire une entreprise qui change le monde, mais vous auriez peut-être dû être un connard pour construire Uber.
La meilleure preuve de cet état d'esprit, c'est Greyball. Avec ce programme, Uber repérait qui tentait d'accéder à sa plateforme pour s'en prendre à ses services, en particulier les policiers. Une fois ces personnes détectées, l'entreprise leur cachait les véhicules de la flotte, comme s'il n'en existait aucun. Pas illégal, mais pas vraiment légal non plus: le genre d'entre-deux dans lequel Kalanick se complaisait.
Interrogé par The Verge, Mike Isaac avance que ces premiers combats ont psychologiquement usé Kalanick: «Je ne sais pas si vous devez être un connard pour construire une entreprise qui change le monde, mais vous auriez peut-être dû être un connard pour construire Uber. Pensez simplement aux obstacles à l'entrée, dans les industries du taxi et des transports. Mark Zuckerberg s'est fait plein d'ennemis au fil des ans, mais il n'a pas –ou du moins au début– affronté des types mafieux, des chefs de cartels prêts à casser des jambes si on pénètre sur leur marché [...]. Je pense que cela a eu des conséquences néfastes sur l'esprit de Travis.»
Croissance à tout prix
Kalanick et Uber n'acceptaient aucune concurrence. «Kalanick avait besoin de gagner, souligne le journaliste dans son livre. Gagner était la seule option, son seul objectif. Chez Uber, gagner signifiait l'anéantissement de tout adversaire. Il n'y avait pas assez de place pour qu'Uber et Lyft coexistent. Il lui fallait rien de moins qu'un monopole complet.»
Pendant un paquet d'années, l'unique objectif d'Uber a été de maintenir une croissance permanente. «Kalanick et ses amis avaient absorbé la maxime de la Silicon Valley qui veut que la croissance soit primordiale», écrit Isaac –peu importe le coût.
S'il a fallu si longtemps avant que l'on ne remette en question les choix de Travis Kalanick à la tête d'Uber, c'est notamment en raison de «la vénération des fondateurs»: «Le “culte du fondateur” suggère que peu importe ce que le chef de la direction peut décider, il avait probablement raison parce qu'il était la bonne personne au départ.»
Kalanick savait ce qu'il voulait chez ses employés et les engageait en suivant son instinct. Le résultat, c'était des effectifs qui le reflétaient.
Voilà comment Kalanick a séduit toute une génération d'ingénieur·es et de tech bros, qui se pressaient à ses portes pour ne pas passer à côté du prochain Google ou Facebook et imaginaient déjà les millions remplir leur compte en banque après l'entrée en Bourse –argent censé leur permettre de monter à leur tour leur entreprise et de devenir le prochain Travis.
«Kalanick savait ce qu'il voulait chez ses employés et les engageait en suivant son instinct. Le résultat, c'était des effectifs qui le reflétaient», précise Mike Isaac. Uber était en somme une entreprise où l'on attendait en permanence que vous donniez tout ce que vous aviez, mais qui multipliait les aberrations.
Cette bro culture poussait Kalanick à aller toujours plus loin. Sous son impulsion, Uber a tenté de s'implanter en Chine; le PDG rêvait de réussir là où Zuckerberg et les autres s'étaient cassés les dents. L'entreprise a payé très cher ce caprice, déboursant pendant un temps 40 à 50 millions de dollars par semaine en courses subventionnées. La plateforme a fini par renoncer au marché chinois, après y avoir dépensé une fortune.
Mais Travis Kalanick ne s'est pas seulement lancé à l'assaut de villes et de pays: il s'en est également pris à deux des plus grosses entreprises de la Silicon Valley. Et à chaque fois, cela lui a joué des tours.
S'il a réussi à débaucher de brillant·es ingénieur·es de chez Google pour travailler sur ses véhicules autonomes, l'entrepreneur s'est rapidement vu intenter des procès pour vol de propriété intellectuelle.
Quand il a voulu jouer avec les paramètres de vie privée des utilisateurs et utilisatrices d'Apple pour s'attaquer aux problèmes de fraude sur sa plateforme et a ensuite tenté de duper les équipes de Cupertino pour qu'elles n'y voient que du feu, Kalanick a été convoqué dans le bureau de Tim Cook, qui l'a menacé de bouter Uber hors de l'App Store.
Poussé vers la sortie
Travis Kalanick est longtemps sorti renforcé de ces cahots, estimant que ce qui ne tuait pas rendait plus fort. Il a pourtant fini par se brûler les ailes.
Entre les problèmes de corruption exposés dans diverses parties du monde, le #DeleteUber qui a coûté plus de 500.000 client·es en un week-end (et qui a fait revenir Lyft d'entre les morts), la vidéo où l'on voit le PDG s'en prendre à un conducteur et les révélations sur la culture d'entreprise, l'année 2017 n'a été pour Uber qu'une longue succession de crises.
La société avait de nombreux procès en cours contre elle, et elle allait probablement devoir faire face à beaucoup d'autres. Après avoir lu le rapport, Ryan Graves eut envie de vomir.»
Pour se rendre compte du malaise, il suffit de lire les quelques lignes de Super Pumped rapportant les réactions au rapport Holder, conduit en interne après le témoignage dévastateur d'une ancienne employée.
«Ceux qui ont lu le rapport dans son intégralité ont été choqués, relate Mike Isaac. Il faisait des centaines de pages, une liste sinueuse et répétitive des infractions qui s'étaient produites dans les centaines de bureaux d'Uber à travers le monde, y compris des agressions sexuelles et de la violence physique. La société avait de nombreux procès en cours contre elle, et elle allait probablement devoir faire face à beaucoup d'autres. Après avoir lu le rapport, Ryan Graves [le PDG d'Uber en 2010] eut envie de vomir.»
Tous ces incidents ont fini par convaincre en juin 2017 un groupe d'investisseur·es d'unir leurs forces pour pousser Travis Kalanick vers la sortie, dans un scénario que l'entrepreneur redoutait depuis des années.
L'homme à l'origine du putsch, Bill Gurley, avait demandé à tout le monde de ne pas laisser le moindre espace pour que Kalanick puisse revenir, comparant son ancien associé à l'alien du film Life.
Gurley a réussi son coup: quand Travis Kalanick est sorti de l'hôtel de Chicago où se tenait la réunion fatidique, il n'était plus le PDG d'Uber, et malgré ses efforts, il n'a toujours pas retrouvé sa place.
Peu après avoir pris la tête de l'entreprise en août 2017, Dara Khosrowshahi a entamé une tournée d'excuses de deux ans. Mais Uber n'est toujours pas à l'abri d'un fiasco.
Pour ne pas froisser ses investisseurs saoudiens, le nouveau PDG a qualifié en novembre 2019 le meurtre de Jamal Khashoggi de simple «erreur»: «Les gens font des erreurs. Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas leur pardonner», a-t-il déclaré. Travis Kalanick a dû être content de l'entendre.