Les bibliophiles ne sont pas seuls à souffrir de la fermeture des lieux dans lesquels ils ont coutume de s’approvisionner. Le jeudi 31 janvier à 7 heures du matin, une grande librairie d’un autre type a cessé d’exister un peu plus de douze ans après son ouverture, en décembre 2006, rendant désormais impossible l’acquisition des 680 œuvres qui figuraient à son catalogue européen.
Disponibilité éternelle?
Cette «librairie», c’est le Wii Shop Channel, la boutique en ligne de jeux vidéo de la Wii, la console de Nintendo dont le succès avait tourné au phénomène de société dans la deuxième moitié des années 2000 (et qui s’est écoulée à plus de 100 millions d’exemplaires à travers le monde).
Pour une durée indéterminée (et contrairement à ce que certaines rumeurs laissaient penser), il est encore possible à ceux qui y ont acheté des jeux (disons, histoire de piocher dans les meilleurs, LostWinds, Gradius Rebirth, LIT ou Super Mario RPG) et qui auraient négligé de les télécharger sur leur Wii (ou leur Wii U, la console suivante de la marque qui permettait aussi d’accéder à cette boutique) de le faire. Mais mieux vaudrait ne pas trop tarder : bientôt (sans que l’on sache précisément quand), même cette option-là disparaîtra.
On nous aurait donc menti? La dématérialisation des biens culturels et, dans ce cas précis, des jeux vidéo n’aurait donc pas pour conséquence heureuse leur disponibilité permanente et éternelle? Au moins, avec les éditions «physiques» de jeux, sur DVD ou cartouche, des années (et parfois des décennies) après leur sortie, il est toujours envisageable de les dénicher en plus ou moins bon état sur internet, dans une boutique d’occasion ou sur un vide-grenier. Mais, là, quand c’est fini, c’est fini. Rideau. Terminé. Adieu, jeux tant aimés.
A première vue, le Wii Shop est un cas particulier, presque un vestige du passé. Là où un compte Steam permet d’accéder aux jeux qui lui sont associés sur n’importe quel Mac ou PC, là où les achats (de films, séries, musiques, applications, etc.) effectués sur l’App Store ou l’iTunes Store d’Apple se transmettent d’un appareil tournant sous iOS (iPhone, iPad, Apple TV) à l’autre, comme d’ailleurs sur les consoles de Sony ou de Microsoft, ceux de la boutique Wii ne valent que pour la machine sur laquelle ils ont été effectués.
Si, par exemple, vous y aviez acheté les versions Wii des fort recommandables Toki Tori et Sword and Soldiers et que vous voulez maintenant les récupérer sur votre Switch flambant neuve, qui les propose aussi sur sa propre boutique, il faudra repasser à la caisse. Autant dire qu’il y a toujours eu comme un goût de provisoire, de périssable, dans ce Wii Shop Channel dont l’ambiance était si particulière –petite musique d’ascenseur, affichage dépouillé sur fond blanc loin des pop-ups et placards criards des stores rivaux.
Ce que montre cette fermeture, c’est l’épée de Damoclès qui pèse sur toutes nos collections virtuelles constituées au fil des années. Et si, un jour, l’iTunes Store fermait à son tour? Pas tout de suite, bien sûr, mais qui peut être certain que, d’ici dix ans, Apple ne réorientera pas sa stratégie vers d’autres produits ou services? Et si, dans cinq, dix ou quinze ans, le tout jeune Epic Games Store (qui, entre autres choses, prélève une commission bien inférieure à celles des concurrents sur les recettes des éditeurs de jeux) prenait le dessus sur Steam et entraînait l’effondrement de ce dernier? Qu’arriverait-il aux 362 jeux qui figurent à ce jour dans notre «bibliothèque» personnelle et, en particulier, à ceux que l’on n’a jamais pris le temps d’essayer après les avoir mis de côté pour «plus tard» (pour nos vieux jours, pour la maison de retraite)?
Collection de poupées
«Ma grand-mère ne conservait pas de service en porcelaine ou d’objets de luxe dans ses tiroirs ou sur sa bibliothèque. Ce que vous pouviez voir en traversant sa maison par une chaude journée d’été en venant chercher des biscuits et un baiser sur la joue, c’était des rangées et des rangées de figurines Precious Moments», racontait l’an dernier Sam Prell sur le site Games Radar.
Et le journaliste américain de comparer la collection de poupées de son aïeule à son «back-log» Steam, tous ces jeux qu’il a achetés, souvent sur un coup de tête et parce qu’ils étaient en solde, mais sans jamais trouver le temps ou l’envie profonde d’y jouer, soulignant qu’une étude avait démontré en 2014 qu’environ 37% des jeux achetés sur Steam n’étaient tout simplement jamais essayés par leurs acquéreurs. «Il se pourrait qu’on ait l’intention de les léguer aux générations futures ou qu’on envisage d’en faire quelque chose un jour, mais si on nous presse un peu, on reconnaît souvent que si on possède ces jeux, c’est simplement pour les posséder. C’est de la décoration. Et vous savez quoi? C’est très bien comme ça.»
Conditions générales de vente
Très bien, certes, mais que dirait la grand-mère du rédacteur de Games Radar si, un beau jour, les jolies poupées disparaissaient soudain de ses étagères? Ayons aussi une pensée pour les «générations futures» dont rien ne dit qu’elles pourront hériter un jour de notre quinzaine de jeux rétro Star Wars, de nos films mumblecore si rares ou des compilations du label Kitsuné du début des années 2010, dont la transmission pourrait ne tenir qu’à un fil.
Ces collections d’icônes sur un écran ou de titres dans une liste sont certes les équivalents modernes des bibliothèques débordant de romans, de coffrets DVD ou de jeux vidéo, mais, si ces derniers occupent infiniment plus de place, ils sont aussi beaucoup plus facile à céder ou prêter. Et si on décide de les garder pour soi, c’est au moins avec la certitude qu’ils seront toujours là quand on aura besoin d’eux.
La vérité est dans les petits caractères, dans ces interminables conditions générales de ventes (sept fois la longueur de cet article pour celles des boutiques en ligne Apple, près de neuf fois pour le PlayStation Store) que personne ne lit jamais. La plupart du temps (et même si les détails peuvent varier d’un site à un autre), on ne devient pas véritablement propriétaire d’un livre, d’un film ou d’un jeu dématérialisé. Ce qu’on achète, c’est le droit de lire, de regarder, d’écouter ou de jouer aux œuvres en question selon les conditions fixées par le vendeur, lesquelles n’incluent par exemple généralement pas le droit de les léguer à ses héritiers.
Zone grise
Bienvenue dans le monde de la location à durée indéterminée (et, donc, potentiellement révocable à tout moment). En 2009, Amazon avait par exemple fait scandale en allant jusqu’à supprimer à distance, pour des raisons de droits, les romans de George Orwell 1984 et La Ferme des animaux des liseuses Kindle, dont les possesseurs étaient bien évidemment convaincus qu’ils leur appartenaient pour de bon. Plus près de nous, contestant les limites imposées aux droits des consommateurs, l’UFC-Que choisir a assigné Valve, la société éditrice de Steam, devant le tribunal de grande instance de Paris et, après une audience en août 2018, est en attente du jugement.
Ainsi, les boutiques en ligne de jeux comme de films, de musique ou de livres nous placent dans une zone grise, incertaine et fragile, entre le véritable achat de biens culturels et les offres de streaming type Apple Music, Deezer ou Spotify, la VOD façon Netflix et ses émules vidéoludiques comme Blacknut, Jump, le Game Pass de la Xbox de Microsoft et, dans une moindre mesure, les classiques de l’antique console NES «offerts» avec l’abonnement au jeu en ligne de la Switch (là où, sur la Wii, les mêmes titres étaient vendus à l’unité au rayon «Console virtuelle»).
Avec ces options, toujours plus populaires et censées représenter l’avenir, aucune ambiguïté: rien ne nous appartient et, comme au cinéma ou dans une salle d’arcade, on paie pour une expérience, une rencontre, un moment plus ou moins long face à l’œuvre dont, à terme, on ne conservera que des souvenirs, des impressions. C’est clair, honnête, précis. Et un peu triste, aussi.